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style et de jeu ; il a bien détaillé ses récits et roulé avec vigueur et précision les vocalises du trio bouffe. M. Dubulle est un Zacharie intelligent.

Quant à M. Jean de Reszké, pour lequel on reprenait l’ouvrage, il mérite qu’on parle de lui plus en détail. Nous avions déjà pour le talent de M. de Reszké une estime singulière ; mais cette fois il a dépassé même notre espérance, et le grand artiste que nous pressentions s’est pleinement révélé. Voilà un ténor comme n’en ont pas connu les gens de notre âge, qui ne sont plus de tout jeunes gens, et comme nos pères, disent-ils, n’en ont pas connu depuis les plus grands. On ne dira plus de M. de Reszké : sa voix a le charme et la grâce ; ou plutôt on le dira toujours, mais on dira aussi qu’elle a l’ampleur et la force, non pas une force aveugle, qui se prodigue au hasard en secousses brutales, mais une force constante, qui soutient tout entier un finale comme celui du troisième acte. Quel plaisir d’écouter tout un rôle (et quel rôle ! ) sans avoir à regretter une intention méconnue, une nuance incomprise ou exagérée ! M. de Reszké a chanté et joué la scène si difficile de la cathédrale avec un goût parfait : pas une grimace, de grands effets par le regard seul. Dans l’ensemble du rôle, mille détails seraient à louer : par exemple, le trouble, l’effroi de lui-même avec lequel le paysan couronné laisse tomber les mots impies : Je suis l’élu, je suis le fils de Dieu ! Bravo encore pour l’adorable phrase : Que je veux voir ma mère ! dite avec tendresse et sans mièvrerie. Bravo surtout pour toute la scène des soldats, pour cette autorité dans les récits, cette ampleur dans la déclamation, pour cet enthousiasme croissant de strophe en strophe, et ce mysticisme rayonnant, qui, de l’âme de l’artiste a passé dans celle des auditeurs. Roger disait, avant de créer le Prophète : « Quand une cathédrale est achevée, il faut bien qu’un ouvrier hardi aille planter sur le faite le coq doré de saint Pierre ; il monte et chacun lui prédit malheur, il va se briser les os… Moi de même… Je me casserai ce que le bon Dieu voudra, mais je planterai le coq[1]. » M. de Reszké vient de faire comme Roger : il ne s’est rien cassé, et il a planté le coq.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Carnet d’un ténor, par G. Roger ; Ollendorf.