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considérations sentimentales doublées de citations classiques ! Cette façon de terminer des débats sérieux par des effusions de sensibilité et d’emphase constitue un genre oratoire dont d’Argenson ne devait pas longtemps garder le monopole. On allait le retrouver chez la plupart des écrivains politiques de la fin du siècle : les Raynal, les Mably, chez Rousseau lui-même, et les derniers accens en viendront retentir à la tribune de nos assemblées révolutionnaires. En ce genre, et pour les formes de langage comme pour le tour des pensées, si l’on a voulu voir dans d’Argenson le précurseur de nos philosophes constituans et législateurs, c’est un litre qu’on ne peut pas lui refuser. Mais, en vérité, une chose, pour la beauté du fait, me paraît regrettable : c’est que d’Argenson n’ait pas en l’occasion de mettre à exécution la pensée qu’il paraît avoir conçue de faire confidence à Fleury de ses vues novatrices. Entre le théoricien qui entreprenait de changer la face de la France avec des idées systématiques et le politique nonagénaire qui, traitant la monarchie comme lui-même, ne songeait qu’à prolonger son existence en la faisant vivre de régime, de silence et de repos, l’entretien, qui n’aurait pas été long, eût été des plus curieux. Depuis le renard et la cigogne de La Fontaine, jamais dialogue n’eût été engagé entre gens moins faits pour s’entendre ; et la conclusion la moins sévère que Fleury en aurait tirée, c’est que, le sens pratique et la connaissance du monde étant des dons indispensables à un diplomate, un rêveur qui en était à ce point dépourvu était, de tous les hommes, le dernier à qui il fallût confier le ministère des affaires étrangères.

Au demeurant, sans qu’il fût besoin de cette communication, qui ne pouvait guère avoir lieu, Fleury, avec la divination instinctive, le flair, si on peut ainsi parler, qui était chez lui une qualité naturelle aiguisée par l’exercice jaloux du pouvoir, avait compris de bonne heure le caractère du personnage et s’était mis sans affectation sur ses gardes. Tandis qu’il traitait avec faveur le cadet des d’Argenson, qu’il fit même entrer au conseil, la veille de sa mort, il tenait l’aîné à distance avec une froideur malveillante. Un instant, le ministre Chauvelin, lié d’amitié et de parenté avec toute la famille, et trouvant chez le marquis une faculté de travail et des connaissances variées dont il faisait cas, l’avait fait désigner pour une ambassade ; mais Chauvelin lui-même étant tombé en disgrâce, le protégé voulut partager la fortune de son patron, et nul effort ne fut fait pour le retenir. Depuis lors, toutes les fois qu’on prononçait son nom pour un emploi ou une dignité quelconque, le cardinal l’écartait dédaigneusement, et quand on lui demandait le motif de cette défaveur : « Il est l’ami de Voltaire, disait-il, et Voltaire est son digne ami. »

D’intimes relations avec Voltaire, tel était, en effet, le seul indice