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esprits prévoyans comprirent que ces déclarations vagues étaient insuffisantes et qu’il fallait serrer de plus près la question, pour se préparer au rôle d’arbitre naturellement dévolu à l’église. Mgr de Ketteler, l’illustre évêque de Mayence, attacha son nom à cette initiative. D’autres l’imitèrent ; ses disciples sont nombreux aujourd’hui dans les rangs du clergé et des laïques. Le mouvement d’études sociales a gagné le monde catholique en Allemagne, en Belgique, en France, avec une tendance chaque jour plus marquée à faire la part plus large aux vœux de la classe ouvrière. Aux congrès de Breslau et de Liège, Mgr Korum reprenait les idées de l’évêque de Mayence ; M. l’abbé Winterer, le vaillant député de Mulhouse, disait dans un de ses discours : « La question sociale est intimement unie à la question religieuse. L’église n’a jamais ignoré la question sociale. Elle ne l’a pas ignorée, quand la question sociale s’appelait la question de l’esclavage. Elle ne l’a pas ignorée, quand la question sociale s’appelait la question du servage. Elle ne peut pas l’ignorer maintenant que la question sociale s’appelle la question du salariat, la question des classes moyennes, la question agraire ; maintenant, dis-je, que la question sociale s’appelle la question du socialisme. Pour faire ignorer à l’église la question sociale, il faudrait effacer de l’évangile la parole ineffaçable : Misereor super turbam. »

Chez nous, des voix éloquentes s’élevaient sur le même thème. Pourtant ces généreux efforts n’ont pas entamé les masses, malgré le talent et le zèle de ceux qui s’y consacraient ; les socialistes chrétiens prêchaient, non pas précisément dans le désert, mais dans de très petites oasis. Cette avant-garde isolée n’était suivie que de loin par le gros de l’armée catholique. Les remèdes qu’ils proposaient paraissaient trop timides à des imaginations saturées de théories plus radicales ; mais surtout, le malheur des temps était contre eux. Dans nos vieux pays, on n’a rien épargné pour enraciner dans le peuple le préjugé anti-religieux ; en outre, ces pays sont profondément divisés par des ressouvenirs ou des aspirations politiques. Le peuple industriel se porte tout entier d’un côté, il s’y porte avec la haine d’un passé qu’on lui a dépeint sous de sombres couleurs. Les catholiques sont en général du côté opposé. Quand ils parlent au peuple de ses intérêts sociaux, ce peuple, déjà prévenu contre leur religion, les soupçonne par surcroît de nourrir des arrière-pensées politiques contraires aux siennes ; il se bouche les oreilles. C’est trop de vouloir vaincre chez des hommes passionnés deux défiances d’un seul coup. C’est trop de vouloir les enrégimenter sous un drapeau qu’ils repoussent et sous une bannière de confrérie qu’ils ridiculisent. Pour en