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Il n’y a pas au fond grande différence entre cette burlesque oraison funèbre, due à la muse d’un chansonnier inconnu, et le jugement que porte un témoin sagace et bien informé sur l’impression que causa à Paris, aussi bien qu’à Versailles, la mort inattendue de Charles VII. « Ce grand événement, écrit à Frédéric le ministre de Prusse, Chambrier, a produit à peu près le même effet sur tous les Français, tant de la cour que de la ville : ils ont tous envisagé cette mort comme un moyen qui leur procurerait la paix et qui, par conséquent, leur était plus favorable que contraire. Tous les ministres pensent de la même manière, si on en excepte le cardinal de Tencin… Ils sont tous unanimes sur le sentiment que la France se trouve dégagée d’une alliance qui lui était infiniment onéreuse par la mauvaise conduite de l’empereur, de ses ministres et de ses généraux ; en sorte que tout le fardeau se trouvait sur les épaules de la France, qu’elle était obligée de soutenir avec des dépenses immenses, la plupart à pure perte, par le mauvais usage qui se faisait de l’argent qu’elle donnait et des troupes qu’elle fournissait. On croit donc avoir beaucoup gagné ici par la mort de l’empereur, et quelques-uns même penchent à croire que la France sera maîtresse de reprendre les premières idées qu’elle avait d’abord après la mort de Charles VI, mais dont elle fut dérangée, dit-elle, malheureusement, par l’entrée de Votre Majesté en Silésie, qui était de se tenir simple spectatrice sur les frontières, entretenir le feu qui serait allumé en Allemagne, et laisser en surplus l’empire se chamailler et s’affaiblir par ses divisions… L’état du jeune prince (le fils de l’empereur) excite une certaine compassion, mais la crainte qu’a ce ministère est de se jeter dans un gouffre aussi profond avec le fils qu’avec le père et de se trouver dans le même embarras… La détention du maréchal de Belle-Isle fait ici un vide immense pour les projets qu’il convient de prendre dans une conjoncture aussi capitale ; personne n’y peut suppléer avec la même supériorité. Ces gens-ci vont d’un jour à l’autre, sans plan ni principe ; aussi ne peut-on savoir ce qu’ils feront[1]. »

La vérité, c’est que l’opinion publique, éclairée par l’expérience et revenue d’un premier enthousiasme, n’hésitait plus à reconnaître qu’en s’aventurant au fond de l’Allemagne pour y créer à grand’peine et y soutenir à grands frais un empereur de son choix, la politique française s’était engagée dans une voie contraire à ses intérêts, où les embarras et les périls de toute sorte renaissaient sans cesse sous ses pas. Combien n’eût-il pas été (chacun le sentait

  1. Chambrier à Frédéric, 27 janvier 1745. (Correspondance interceptée. — Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. II, p. 423.