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ses gens l’ordre de l’y placer de force, s’il faisait mine de s’y refuser. La berline où on le fit entrer n’était pas celle qu’il avait occupée, et on ne lui donna le temps de rechercher ni la canne dont sa sciatique lui rendait l’usage nécessaire, ni les couvertures qui le défendaient du froid, ni le chapeau que, dans sa tenue de voyage, ii remplaçait par un bonnet de fourrure. Ni son frère, ni le chirurgien, qu’une infirmité grave l’obligeait de tenir constamment attaché à sa personne, ni aucun de ses domestiques n’eurent permission de l’accompagner. Ce fut le greffier du bailli qui vint s’asseoir à ses côtés, sur la banquette du fond de la berline, tenant à la main sa carabine toute armée et prête à faire feu à la moindre alerte. En face se placèrent deux estafiers également armés et serrant de si près le maréchal, que la baguette de leurs fusils touchait presque son visage et pouvait le blesser au moindre cahot. Le carrosse, ainsi chargé, se mit en mouvement d’un pas assez lent pour ne pas prendre l’avance sur un chariot bondé de soldats qui suivait en guise d’escorte. Le chevalier, relégué dans une voiture de suite, fut encore plus maltraité. Les gardes, chargés de s’assurer de sa personne, avaient fait venir des vivres et de la bière, et faisaient bombance tout le long de la route, buvant, fumant, envoyant des bouffées de tabac au nez de leur prisonnier et entonnant à ses oreilles des chansons grossières contre la France et les Français. Un détail qui a son prix a été consigné dans les mémoires rédigés plus tard pour appuyer les plaintes du maréchal. Quinze ducats avaient été consignés d’avance par ses courriers pour les frais de poste des chevaux qu’ils venaient retenir. On refusa de les restituer, sous prétexte que le voyage continuait toujours, bien que dans de nouvelles conditions.

Ce fut dans cet appareil, mieux fait pour des malfaiteurs que pour des prisonniers d’état, que le cortège entier fit route vers la petite ville d’Osterode, où résidait le commandant militaire du district. Le trajet, bien qu’assez court, ne prit pas moins de vingt-quatre heures, parce que, pour le parcourir, il fallut emprunter, pendant quelques lieues, le territoire du duché de Brunswick, petit état indépendant qui ne dépendait pas du Hanovre et où des voisins n’avaient pas le droit de pénétrer en armes. Pour passer dans l’ombre sans être vu, on fit station au milieu des bois, par un froid rigoureux, jusqu’à une heure avancée de la nuit. A plusieurs reprises, il fallut aussi s’arrêter dans de méchantes auberges pour prendre quelque nourriture. Ces maigres repas étaient servis dans la salle commune du public (le poêle, suivant l’expression allemande), au milieu de buveurs attablés, qui ne se dérangeaient que pour venir regarder dans le blanc des yeux des convives tels qu’ils n’en avaient jamais vus. Belle-Isle entendit plus d’une fois demander