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le repousser ; il est accueilli, il est réconforté, et parfois, grâce à de bienveillans intermédiaires, il est embauché dans une des grandes usines qui fument vers Charonne et La Villette. Lorsque, comme en ce moment, les usines, forcées de diminuer leur production, congédient une partie de leurs ouvriers, c’est une cause d’embarras sérieux pour l’asile. On s’évertue, on s’ingénie, et souvent la bonne volonté ne reste pas stérile ; mais on ne doit pas se dissimuler que le placement de tous ces pauvres gens, dénués ou repentis, devient de plus en plus difficile, et l’on ne saurait trop admirer les hommes de bien qui se consacrent à cette tâche ingrate. Paris s’encombre chaque jour davantage ; d’une part, les recrues de province y affluent, et, d’autre part, le malaise industriel, en grande partie provoqué par les grèves, et dont on souffre depuis déjà longtemps, a mis sur le pavé de nombreux ouvriers qui ne demandent que du travail et n’en trouvent pas. On sait cela à l’asile de la rue Clavel, aussi l’on y fait de grands efforts et même des sacrifices d’argent pour renvoyer dans leur pays et dans leur famille les protestans que des espérances exagérées ont poussés vers Paris. L’illusion est tenace dans le cœur des pauvres, qui ne se laissent point aisément convaincre ; il faut qu’ils aient éprouvé bien des déceptions, qu’ils aient, comme ils disent, mangé bien de la vache enragée, pour consentir à reprendre le chemin du village et à renoncer aux plaisirs, aux promesses, aux mensonges de la grande ville.

Si j’en crois une personne qui doit être bien informée, la population de l’asile peut se diviser ainsi : un quart d’hommes intéressans, malmenés par le sort, victimes de la maladie ou du chômage, ne demandant qu’à gagner leur vie, prêts à accepter toute situation, si humble qu’elle soit, reconnaissans du bien qu’on leur fait et donnant l’exemple de la bonne conduite : un quart de déclassés de toute sorte, n’ayant pu se maintenir dans un magasin, un bureau ou un atelier. Leur nonchalance native les fait trébucher sur toute occasion d’échapper au devoir ; la plupart sont des ivrognes auxquels l’absinthe a versé la faiblesse irascible et l’amollissement de la volonté ; ils sont raisonneurs, se plaignent du travail, de la nourriture, des lits, de la discipline. On leur procure une place, ils y entrent en jurant de s’y bien comporter ; au bout de huit jours, ils la quittent : la besogne est trop dure, « le singe, » c’est-à-dire le patron, est trop chien ; il vaut mieux crever que de faire un métier pareil. Ceux-là préparent eux-mêmes leur destinée ; le vagabondage les sollicite, la mendicité les guette, l’alcoolisme les abrutira. Ils deviendront une gêne, sinon un péril, et une honte pour notre civilisation, à moins que les pouvoirs législatifs, enfin émus du nombre toujours croissant des vagabonds et des vauriens, ne