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Plein de ces souvenirs, et se rappelant l’effet qu’avait produit l’éclat de sa première entrée en Allemagne, il se flatta, sous l’empire d’une illusion un peu puérile, d’en reproduire au moins quelque image par le faste, cette fois aussi déplacé qu’inutile, du cortège dont il s’entoura. Il traversa la frontière dans les premiers jours de décembre, avec trois voitures de poste, un chariot d’équipage escorté par deux cavaliers, et une suite composée de trois gentilshommes, deux secrétaires, deux pages, un chirurgien, un cuisinier, deux fourriers pour préparer les logemens et cinq laquais. Son frère le chevalier l’accompagnait, prêt comme autrefois à lui servir de confident et de conseil dans la carrière nouvelle qu’il dévorait déjà en imagination[1].

Mais à peine eurent-ils mis le pied l’un et l’autre sur le sol d’Allemagne qu’ils durent s’apercevoir combien les temps étaient changés. Ils y entraient, en effet, au moment même où les incidens de la campagne de Frédéric en Bohême et son issue désastreuse faisaient le sujet de toutes les conversations et causaient une émotion générale. C’était, dans toutes les cours et tous les centres politiques favorables à Marie-Thérèse, un chant de triomphe auquel faisait écho une explosion de patriotisme germanique. Rien n’était mieux fait pour exalter ce sentiment populaire que l’apparence triomphale imprudemment donnée au passage de l’homme en qui s’incarnaient tous les souvenirs de l’invasion et de la domination étrangère : nulle part l’accueil fait à l’envoyé français ne devait être plus hostile que sur les bords du Rhin, dans ces principautés ecclésiastiques qu’il avait su entraîner un jour par intimidation dans l’orbite de sa politique, mais qui s’en échappaient avec passion pour retourner, suivant leur penchant naturel, vers la maison apostolique d’Autriche.

L’arrivée de Belle-Isle coïncidait d’ailleurs avec l’apparition dans ces régions du corps d’armée du maréchal de Maillebois, venant, comme on l’avait promis à Frédéric, y prendre ses quartiers d’hiver pour garder et menacer l’entrée de la Westphalie. On sait quelles sont les exigences des troupes qui prennent leurs cantonnemens. C’était une véritable pluie de réquisitions de toute espèce : — vivres, logemens et fourrages, — qui fondait inopinément sur les habitans désolés. Le murmure était général en haut comme en bas, dans les villes comme dans la campagne. L’irritation était telle qu’en plusieurs endroits les magistrats durent avertir les officiers français que la sécurité de leurs soldats était menacée et que des violences étaient à craindre. Les diètes locales protestaient

  1. Journal de l’arrestation du maréchal de Belle-Isle, tenu par ses ordres. — Ce document se trouve au ministère de la guerre dans l’un des volumes des Correspondances diverses.