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que ce serait folie de sacrifier l’état entier et les vieilles provinces de Prusse au maintien d’une conquête improvisée par une fantaisie de la veille. — « Si j’ose le dire avec un profond respect, écrivait Podewils éperdu, Votre Majesté se rendrait responsable à elle-même et à toute la postérité, si elle voulait mettre toute la fortune de son état au hasard d’être renvoyé de fond en comble sans pouvoir jamais s’en relever[1]. »

A ces conseils d’une prudence trop bien justifiée par l’imminence et la gravité du péril, Frédéric répondit avec un calme et une confiance qui ne provenaient d’aucune illusion. — « Je ne suis point étonné, dit-il, de l’embarras où vous êtes à Berlin. Je risque le plus de vous tous, et je suis tranquille et préparé à tout événement. Berlin n’est pas une ville qu’on puisse défendre ; il faut l’abandonner et sauver effets, argenterie à Magdebourg et les dicastères de même. Laissez dans ce cas l’alternative dans ma famille d’aller à Magdebourg ou à Stettin. Mon intention est de tomber sur les Saxons après que leur armée et celle des Autrichiens sera entrée ici et que nous les aurons battus. Il faut des remèdes violens aux maux violens. Je veux tout conserver ou je veux tout perdre. Ne voyez pas tout en noir, mon cher ami. Il est vrai que la trahison de la Russie, si subite et pour une raison si frivole, n’était pas un événement à prévoir ; il est vrai que nous sommes dans une grande crise et qu’il peut nous arriver bien des malheurs ; mais à cela je réponds que deux ans plus tôt ou plus tard ne valent pas la peine qu’on s’afflige d’un malheur prévu,.. et que, si les choses tournent à bien, notre situation deviendra plus sûre et plus affermie qu’elle n’a été par le passé. Continuez à travailler à mon plan en honnête homme, et pensez que, quand nous n’avons rien à nous reprocher, nous ne devons pas nous affliger des événemens et des malheurs auxquels tous les hommes sont exposés… En cas que toutes les conjonctures se déclarent contre moi, j’aime mieux périr avec honneur que d’être perdu pour toute ma vie de gloire et de réputation. Je me suis fait un point d’honneur d’avoir contribué, plus qu’aucun autre, à l’agrandissement de ma maison ; j’ai joué un rôle distingué parmi toutes les têtes couronnées d’Europe : ce sont autant d’engagemens personnels que j’ai pris et que je suis tout résolu de soutenir aux dépens de ma fortune et de ma vie. Vous pensez en fort honnête homme, et, si j’étais Podewils, je serais dans les mêmes sentimens ; mais j’ai passé le Rubicon, et je veux soutenir ma puissance ou je veux que tout périsse, et jusqu’au nom prussien soit enseveli avec moi… Tranquillisez-vous, cependant, et donnez-vous

  1. Laurence, chargé d’affaires d’Angleterre ou Prusse, à Carteret, 4 mai 1745. (Correspondance de Prusse. — Record Office.)