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roulent, lugubres, et l’on a le sentiment d’une grande ruine, d’un irréparable écroulement. Elsa s’est évanouie, et Lohengrin écoute s’éteindre le dernier écho du chant d’amour. Avec une noblesse triste, il remet Elsa aux mains des femmes et s’éloigne, tandis qu’à l’orchestre revient encore, inachevé, inutile désormais, le motif de la défense. Je ne sais rien de plus navrant que cette fin de duo, rien où paraisse plus douloureusement la fragilité de nos joies et de nos amours.

Il y a des longueurs encore et trop de récits dans le dernier tableau; la transformation du cygne en jeune prince est un peu ridicule et gâte inutilement la poésie d’un dénoûment qui d’ailleurs se fait attendre; mais l’adieu de Lohengrin est une merveille. Pour la dernière fois, le héros vient au bord des flots qui l’ont amené. A la foule recueillie, il révèle le mystère de son être et la sainte loi dont il est le serviteur. Si les personnages de Wagner sont parfois anti-humains, ici Lohengrin est surhumain. Son âme est détachée de tout lien terrestre, même de l’amour; il ne s’enivre plus que de visions saintes, de l’extase ravissante qu’il va retrouver et que par avance il éprouve. Sans regarder Elsa qui pleure, il chante les voluptés mystiques et les rites pieux du Montsalvat. Il dit la tendresse des chevaliers pour leur relique sanglante, et sur ces mots : C’est le Saint-Graal, l’enthousiasme le saisit; Dieu véritablement est en lui. De plus en plus le délire sacré le transforme et le transfigure; voilà bien l’amour divin, plus fort que tous les amours. Wagner ne retrouvera que dans les scènes incomparables de Parsifal cette béatitude, cet idéalisme qui restera peut-être la manifestation la plus émouvante et plus pure essence de son étrange génie.

Le public de la première, de l’unique représentation, a fait à Lohengrin un accueil enthousiaste. La foule aurait-elle ratifié le jugement de l’élite? Il eût été curieux de pouvoir l’apprendre. Lohengrin a près de quarante ans déjà, et nous sommes peut-être à bonne distance pour l’apprécier. Quel dommage que la passion soit venue troubler la paix, l’impartialité que le temps apporte dans les esprits! Voilà encore, dira-t-on, la question wagnérienne ajournée. Mais devrait-il y avoir une question wagnérienne? Est-il nécessaire, est-il possible même de remettre aux mains d’un seul les destinées de l’art? Ne vaut-il pas mieux prendre partout où il se trouve le beau, notre bien à tous? — Mais, hélas ! ce n’est guère le moment de parler de la liberté intellectuelle, quand elle vient d’être aussi tristement méconnue.

Lohengrin restera sans doute une des grandes œuvres de la musique au milieu de notre siècle, l’œuvre maîtresse d’un génie en équilibre, d’une intelligence en bon ordre, que les théories et les systèmes n’avaient pas encore troublée. On surprend bien dans Lohengrin déjà certaines tendances qu’on peut discuter, réprouver même, en se rappelant