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elle n’a plus pour objet la défense des droits de l’empereur ? Si elle se dissout, quels engagemens reste-t-il à la France envers ses alliés ? La présence des troupes françaises dans l’empire peut-elle être justifiée, quand elle n’est plus appelée par une réquisition impériale ? Dans l’intérêt même de la liberté de l’élection future, ne serait-il pas plus convenable qu’elles fussent éloignées ? Le jeune électeur de Bavière doit-il se presser de prendre le titre royal de Bohême ? Et puis, avant tout, il faut savoir ce que pense et ce que veut le roi de Prusse. Ce qui n’empêche pas qu’en attendant « il faut que notre conduite et nos démarches témoignent d’une hauteur noble et constante, et ne se sentent d’aucun relâchement dans cette occasion triste et malheureuse où le fruit de nos dépenses et de nos efforts périt tout à coup[1]. »

Pendant ces hésitations, les délibérations du conseil allaient leur train, comme je l’ai dit, et la continuation de la guerre en

  1. Voir les lettres de d’Argenson à Valori, à Chavigny, à Lanoue, ministre résident auprès de la diète de Francfort, 27, 28 et 29 janvier 1745. — (Correspondance de Prusse, de Bavière et d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Chambrier à Frédéric, 29 janvier 1745.
    Toutes ces pièces attestent que la plus grande incertitude régnait en ce moment dans l’esprit de d’Argenson sur le parti à prendre par suite de la mort de Charles VII et de la vacance de l’empire. À la vérité, Flassan, dans l’Histoire générale de la diplomatie française, ouvrage justement estimé, insère une pièce qu’il attribue à d’Argenson et dont il résulterait que ce ministre aurait proposé au roi d’abandonner à peu près complètement l’attaque des Pays-Bas pour concentrer toutes ses forces sur l’Allemagne, où il aurait conduit lui-même une expédition afin d’empêcher l’élection du grand-duc. — (Flassan, t. II, p. 244 et suiv.) La plupart des historiens ont adopté de confiance l’assertion de Flassan, et présenté d’Argenson comme ayant à cette époque donné un conseil hardi que Louis XV, suivant eux, eut le tort de ne pas suivre. J’ai vainement cherché aux archives des affaires étrangères une trace quelconque de la pièce donnée par Flassan. M. E. Zévort, dans sa complète et curieuse étude sur le marquis d’Argenson, que j’ai souvent consultée avec profit, ne me paraît pas avoir été plus heureux que moi, car il ne mentionne même pas ce document, qu’il n’aurait certainement pas négligé s’il l’avait rencontré. Je suis loin de dire cependant que la pièce n’ait jamais existé : la plus grande partie des papiers laissés par d’Argenson a péri, comme on sait, dans l’incendie de la Bibliothèque du Louvre [où ils étaient déposés) en 1871, et c’est là sans doute que Flassan l’avait trouvée, ainsi que d’autres documens qu’il cite et qui ont également disparu. Mais ce qui prouve qu’en la rédigeant d’Argenson n’y attachait lui-même que peu d’importance, et qu’il n’y faut voir qu’une des différentes phases par lesquelles son esprit passa dans ce moment critique sans pouvoir s’attacher à aucune idée fixe, c’est qu’il n’en fait aucune mention lui-même dans ses mémoires, et que, notamment, il n’y est question nulle part d’un projet d’expédition à conduire en Allemagne sous le commandement du roi. L’idée d’envoyer le roi au fond de l’Allemagne après les malheurs de l’année précédente, et avec les souvenirs que ces épreuves avaient laissés, était tellement étrange que, si elle fut réellement présentée au conseil, elle dut exciter un véritable soulèvement et ne put obtenir l’honneur même d’un instant de discussion.