Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faut croire qu’on sait bien l’étouffer, dans ce lieu, le grain d’amertume qui germe toujours, qui pourrit le bonheur dans le cœur du plus heureux. Avec cela, sans cesse en mouvement, pressés de quelque besogne: un chef d’industrie à son usine, un boursier à sa corbeille, ne sont pas plus affairés, plus ménagers du temps. J’éprouve d’abord quelque étonnement à voir les religieux regarder leur montre à chaque instant. Que signifient-elles pour eux, ces petites lances de fer, d’argent ou d’or, qui lacèrent notre vie, à nous ? Notre pensée les tire sans relâche en arrière ou en avant, soit qu’elles emportent trop vite des lambeaux de joie, soit qu’elles courent trop lentement vers des promesses attendues. Mais les moines ne perdent ni n’attendent rien au jeu des heures. Elles leur ramènent les mêmes devoirs, aucune n’est menaçante ou souhaitée ; une seule compte pour eux, la dernière, celle sur laquelle ils ont fondé tous leurs calculs. Je les entends ce soir qui tombent de la grande horloge et roulent dans le vide des cloîtres, monotones, mortes en naissant ; et je leur retrouve le son étrange des heures qui descendent parfois d’un clocher sur le cercueil qu’on emporte hors de l’église ; gouttes d’éternité, inutiles et de nulle signification pour celui-là qui a plongé dans l’océan ; parcelles absurdes du tout indivisible où il est entré.

Et pourtant les cénobites regardent leurs montres. Ceux-ci, il est vrai, ne sont pas des contemplatifs ; par ce que j’ai dit de leurs occupations, on peut deviner que les heures sont trop courtes pour tout ce qu’ils ont à faire. Dom Piccicelli, le savant directeur des archives, me mène visiter son imprimerie. L’outillage est bien modeste; il ferait sourire de pitié nos maîtres imprimeurs. Une humble presse à bras, quelques casses, dans un coin de la bibliothèque ; trois ou quatre jeunes garçons, recueillis et formés au couvent, composent et tirent sous la direction du père. Avec ces moyens rudimentaires, dom Piccicelli accomplit des tours de force ; il imprime de volumineuses collations des anciens textes ; sur des pierres qu’il grave lui-même, il tire des planches chromolithographiques, où il reproduit les plus délicates miniatures des psautiers et des évangéliaires. Ce bénédictin milanais est un artiste, et des plus inventifs ; il a imaginé d’emprunter aux caractères lombards, sur les manuscrits des Xe et XIe siècles, tout un ordre de motifs nouveaux pour l’art ornemental. En s’inspirant des lettres capitales et des têtes de chapitres, il a composé un album de dessins qui figurait à l’exposition de Turin. Ce sont des modèles d’un même style pour le céramiste, l’orfèvre, le verrier, la dentellière. Ces motifs sont peut-être moins nouveaux que le bon père ne le croit ; Beaucoup se rapprochent sensiblement de l’ornementation byzantine