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belliqueux, tantôt pacificateur, dans la querelle des investitures. Au xii siècle, l’abbé Roffredo ne quitte guère la cuirasse : tour à tour Gibelin avec Henri VI, Guelfe avec Innocent III, combattant avec Gauthier de Brienne pour chasser les Allemands du royaume de Naples. Ce Roffredo fut un redoutable capitaine ; l’ordre en avait déjà connu d’autres, depuis l’abbé Berthaire, un moine français qui se fit tuer au pied de l’autel en disputant son église aux Sarrasins. Avec la fin du moyen âge, ce tumulte d’armes va décroissant; de tout autres renommées traversent le monastère, Dante, saint Thomas, venu ici de ce petit village d’Aquino, qu’on voit tout proche dans la plaine. Après la renaissance et à partir du cardinal-abbé Jean de Médicis, le régime des grands seigneurs commendataires succède à celui des abbés batailleurs. Le Mont-Cassin perd sa signification politique, il garde son opulence, un domaine d’une étendue et d’une valeur royales. On peut lire encore, gravée en lettres d’argent sur les portes de bronze qui ferment l’église, la liste des fiefs et propriétés de Saint-Benoît au temps de l’abbé Didier. Ces portes avaient été forgées pour lui à Constantinople ; un des vantaux, qui périt en mer avec le navire sur lequel il était chargé, fut remplacé par les fondeurs d’Amalfi.

Comment une communauté de solitaires, établie pour les intérêts spirituels et pour la vie au-dessus du monde, prit-elle rapidement une si grande place dans les affaires séculières? Il y eut là, si je ne me trompe, un phénomène inévitable qui confirme une loi générale. Chaque fois qu’un organisme très vigoureusement constitué apparaît dans une société en dissolution, il ne dépend pas de lui de rester étranger à cette société. Qu’elle le veuille ou non, cette force supérieure attire et subordonne les autres forces, tout s’agrège à elle, rien ne peut demeurer en dehors de sa sphère d’attraction. La république du Mont-Cassin, telle que saint Benoît l’avait façonnée, était un de ces organismes ; deux siècles après sa naissance, tout venait aboutir à elle.

Maintenant, la vie est redescendue dans la plaine, la paix et la prière ont repris les lieux qui leur étaient voués. De toute cette histoire enfuie, il ne demeure d’autres témoins que ces minces feuillets, qu’on déploie avec respect dans les archives du couvent ; bulles d’or, brefs pontificaux, depuis celui du pape Zacharie, en 748; rescrits impériaux des Carlovingiens et des Hohenstauffen, chartes, lettres, diplômes, portant ces signatures : Charlemagne, Lothaire, Othon, Frédéric, Hildebrand, Innocent, Robert Guiscard, René d’Anjou, et tant d’autres. La voici sur ces parchemins, la Légende des siècles, plus vivante qu’aucun poète ne saurait l’évoquer; chacun de ces pèlerins fabuleux y a collaboré d’une ligne ou d’un mot; c’est