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trouveraient dans son œuvre tout un arsenal d’armes guerrières pour exalter l’enthousiasme national contre l’étranger. Seulement, instruits par une dure expérience, les Allemands ne devaient plus dire comme lui : « Notre royaume n’est pas de ce monde. » Ils gardèrent l’idée de la mission allemande, mais en lui donnant pour condition préalable l’unité politique et la grandeur matérielle de l’Allemagne. Après que le congrès de Vienne eut trompé leurs espérances, ils devinrent utilitaires, comme les idéalistes seuls le sont, quand ils s’y décident : avec obstination, avec entêtement, avec une résolution froide et opiniâtre. Gervinus leur fit honte de leur désintéressement passé, et ils acceptèrent le reproche en se promettant de ne plus le mériter. En même temps la philosophie de Hegel, ce puissant effort pour élever le réel, le fait, à la hauteur de l’idée et du droit, triomphait en Allemagne. C’est la seule doctrine, comme on l’a remarqué, qui ait jamais fait école à Berlin : Hegel a dit lui-même qu’entre sa philosophie et l’esprit de l’état prussien, il y avait une affinité élective. Aujourd’hui, cet esprit triomphe. Ce n’a pas été sans combat, car l’esprit prussien, utilitaire et autoritaire, n’est pas ou du moins n’était pas l’esprit allemand. Si Herder était témoin de l’œuvre accomplie aujourd’hui, ne regretterait-il rien? Le philosophe, sans doute, à l’aspect des nations européennes armées jusqu’aux dents et prêtes à s’entre-égorger, jugerait que l’humanité a fait depuis un siècle plus d’un pas en arrière: les progrès matériels lui paraîtraient peu de chose, au prix des maux infinis que des guerres, toujours plus terribles, entraînent après elles. Mais le patriote ne serait-il pas effrayé de la responsabilité qui retombera sur l’Allemagne dans tous ces malheurs? Trouverait-il que l’hégémonie de la Prusse a été un bienfait pour le peuple allemand tout entier, et les satisfactions de l’orgueil national compenseraient-elles le regret d’un passé moins glorieux, mais plus pur? La mission que Herder assignait à l’Allemagne était toute de paix et de civilisation. Dans le rêve de grandeur qu’il avait fait pour elle, il n’y avait point de sang, car il savait qu’il est écrit : « Celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée. » S’il a, sans le savoir, contribué d’avance à l’œuvre de notre siècle, en travaillant au réveil des nationalités, au moins ne prévoyait-il que leur développement libre et harmonieux. Il croyait semer la paix, et c’est la guerre qui a levé. Mais Herder est-il le seul qui ait reçu de l’histoire ce cruel démenti, qui ait préparé la ruine de ses propres espérances, et collaboré malgré lui à une œuvre qu’il eût peut-être détestée de toute son âme?


LEVY-BRUHL.