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en Allemagne ? Kepler n’est-il pas mort de faim ? Regardez dans tout l’univers : en Angleterre, en Transylvanie, en Russie, les plus travailleurs, les plus artistes, les plus inventeurs ne sont-ils pas des Allemands ? L’Allemagne seule ne leur donne pas à vivre. Et cependant ils sont, au service de leurs maîtres héréditaires, « d’une fidélité de chiens. » Ils se laissent vendre et exporter sans résistance sur les bords du Mississipi ou de l’Ohio. L’esclave mort, le maître supprime la solde. Sa femme et ses enfans périssent à leur tour. Qu’importe ? le prince a besoin d’argent. — Ce n’est pas que Herder conseille la révolte ou la vengeance à ces « nègres allemands. » Il trouve bon au contraire qu’ils s’en remettent à Dieu et qu’ils attendent du temps la justice infaillible. Quelle est donc la gloire nationale de ce peuple si maltraité et si patient ? C’est justement qu’il s’oublie lui-même pour se consacrer au progrès de l’humanité ; c’est que tous travaillent à cette œuvre sainte, obscurs et résignés, avec dévoûment, sans aucune arrière-pensée d’intérêt public ou privé. Longtemps auparavant, Herder avait dit que la philosophie est l’occupation nationale des Allemands. Mais ce désintéressement n’expose-t-il pas l’Allemagne à être humiliée, pillée, exploitée par des voisins moins nobles et plus habiles ? — Si fait, répond Herder, mais qu’importe ? N’est-ce pas une destinée sublime que d’être pour les autres plutôt que pour soi-même ? Sic von non vobis peut être notre devise avec un sens admirablement profond. Apprenons, travaillons, semons en paix : La moisson ne peut manquer de venir. La nation allemande a mieux à faire que d’acquérir puissance et richesses par les moyens brutaux de la force et de : la ruse. Qu’il lui suffise d’être l’éducatrice du monde et comme la philosophie vivante de l’univers.

Dans ce rêve à la fois patriotique et humanitaire germait une idée qui devait être reprise par les premiers combattans de la guerre contre Napoléon, et trouver dans notre siècle une fortune singulière. Chaque peuple, de par son tempérament et son caractère national, a une mission particulière à remplir dans l’histoire. De là une conséquence évidente. Les peuples dont la mission est accomplie doivent laisser la place, sur la scène du monde, à d’autres dont le tour est venu ; mais une nation qui a encore sa destinée à remplir ne saurait disparaître. Or l’Allemagne, selon Herder et ses contemporains, a encore une mission importante dans l’avenir. L’Allemagne ne peut pas périr, proclamera Fichte après Iéna, parce qu’à elle, et à elle seule, il est réservé de trouver la vraie forme de l’état qui conciliera le christianisme avec les principes de la société moderne. Si l’Allemagne était perdue sans retour, le progrès de la civilisation s’arrêterait, et cela est impossible.