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En 1785, à l’occasion de la ligue des princes, sur laquelle tant d’espérances s’étaient fondées en Allemagne, le margrave Charles-Frédéric de Bade, un des princes les meilleurs et les plus éclairés du temps, eut l’idée d’établir une académie nationale allemande. Le projet fut agréé par un certain nombre de souverains, entre autres par le duc de Saxe-Weimar, le maître de Goethe et de Herder. Celui-ci fut chargé de préparer des statuts pour cette académie. Elle devait être, d’après lui, une sorte d’institut national. « Tout ce qui vit en Allemagne, écrivait-il à ce propos, peut et doit travailler pour elle. Aucun intérêt politique particulier ne doit s’opposer au zèle de ces efforts. L’intérêt commun de l’Allemagne prime tous les autres. » Le projet de Herder était impraticable. Ne l’eût-il pas été, l’état de l’Allemagne condamnait à un échec certain toute tentative de ce genre. Mais le langage de Herder en cette occasion n’en est pas moins significatif. Tout plein du cosmopolitisme humanitaire de son temps, il se soucie peu des intérêts politiques de l’Allemagne; mais dès qu’il s’agit de ses intérêts supérieurs, de sa langue, de son génie, de son unité morale, cette indifférence se change en une sollicitude ardente et passionnée.

Quelques années plus tard, Herder voyait les Français maîtres de toute la rive gauche du Rhin. Le fléau de la guerre, qu’il redoutait si fort, menaçait de pénétrer jusqu’au cœur de l’Allemagne. En même temps, la Pologne venait de subir un nouveau partage, définitif cette fois. Il ne servait guère à ce malheureux pays, dépecé par des voisins avides et imprévoyans, que ses habitans fussent enfin unis par un sentiment commun de fidélité à leur patrie. Ces grands événemens ouvrirent les yeux à Herder et lui inspirèrent des craintes toutes nouvelles pour lui. Précisément à cette époque, il écrivait ses Lettres sur le progrès de l’humanité. M. Haym aperçoit avec raison, dans cet ouvrage, les premiers signes évidens de la décadence du penseur et de l’écrivain. Ses défauts ordinaires, la prolixité, le manque de méthode, l’indécision de la pensée, qui perçaient çà et là dans ses œuvres antérieures, se donnent ici librement carrière. Mais aussi faut-il dire que Herder n’a pas voulu ou n’a pas osé publier ces lettres telles qu’il les avait écrites. Heureusement, M. Suphan, dans l’admirable édition des œuvres de Herder qui est en cours de publication, a imprimé aussi le texte primitif. Ce n’est plus de la philosophie extrêmement vague, de l’érudition pure parfois, où il devient difficile de démêler quelle est la pensée de l’auteur, ou même s’il en a une. Dans la rédaction inédite, les préoccupations politiques sont au premier plan. Elles se révèlent à chaque instant par les allusions les plus claires ; parfois elles s’expriment librement. La révolution française a produit sur Herder une impression profonde.