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deviennent les armes d’un patriotisme brûlant. Fichte exalte, devant ses auditeurs attentifs, l’excellence des biens qu’ils sont menacés de perdre. Si leur langue disparaît, c’en est fait de leur nationalité. Idée de génie, que Herder avait exprimée au point de vue littéraire et esthétique, et qui tout à coup allait prendre une importance considérable au point de vue politique. Toute l’histoire de notre siècle en témoignera. Herder était ainsi un précurseur du principe des nationalités, tout en se croyant cosmopolite. Mais est-il rien de plus imprévu que l’incidence des idées?

Herder se rendait bien compte de l’état politique de l’Allemagne. La décrépitude de l’empire frappait les yeux les plus indifférens. « Tout y est divisé, dit-il, et tant de circonstances favorisent cette division : les religions, les sectes, les dialectes, les provinces, les gouvernemens, les mœurs et les droits. » Le tableau est exact en peu de mots. A un patriote préoccupé des questions politiques, la situation eût paru des plus alarmantes. Herder reconnaît parfois que l’Allemagne en souffre ; mais le plus souvent il ne s’y arrête pas, et il paraît en prendre aisément son parti. Au fond, cette considération est secondaire à ses yeux. L’Allemagne, qui est sa patrie, et qui seule l’intéresse, c’est une Allemagne idéale en quelque sorte, qui ne dépend point des hasards des guerres et des traités. Même dans la situation présente, on peut travailler à unir les provinces allemandes (Herder emploie volontiers ce terme assez impropre) par des liens spirituels, qui sont les plus forts de tous. Pour cette œuvre commune, il n’est besoin ni de gouvernement central, ni de capitale unique. La vie nationale ne gagnerait rien à être concentrée en un seul point. Au contraire, plus il y a de centres distincts, plus l’originalité des différentes branches de la race allemande se développe librement, sans que l’unité, toute morale, de la patrie en souffre. Voilà pourquoi à Riga, près des Russes, et à Strasbourg, près des Français, Herder se sentait aussi bien chez lui qu’à Weimar ou à Kœnigsberg. Encore une conception pacifique grosse de guerres pour l’avenir. Le jour où l’Allemagne, mal satisfaite d’une unité tout idéale, aspirera à réaliser aussi son unité matérielle et politique, elle étonnera l’Europe par l’étendue et l’âpreté de ses revendications, car elle n’aura jamais cessé de regarder comme allemandes des provinces qui vivent depuis longtemps de la vie d’autres états. Herder n’a pas encore cette idée géographique de la nation allemande. Il ne se la représente pas avec des frontières bien distinctes ; et si ce vague permet toutes les espérances et tous les regrets, il ne songe pas, quant à lui, à une Germania irredenta. Mais il définit très nettement l’Allemagne par sa langue, par son caractère, par ses traditions, par son génie, et il travaille de toutes ses forces à lui donner conscience d’elle-même.