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seront pas adoptés par elle, et périront avec la mode qui les aura fait naître, Herder aurait volontiers résumé sa pensée en ces termes : « La littérature allemande sera nationale, ou elle ne sera pas. » Et, par un retour inévitable sur le passé, Herder se demande quelles causes ont entravé le libre épanouissement du génie germanique. Il en arrive insensiblement à déplorer les funestes effets de la renaissance en Allemagne. « Depuis ce temps-là, dit-il, nous avons tout reçu de la main des Latins, mais aussi ils nous ont pris tout ce que nous avions. » Selon lui, l’Allemagne a perdu au change. Il eût mieux valu pour elle, au risque de marcher plus lentement, suivre la voie que son propre génie lui aurait tracée. Elle aurait échappé ainsi aux influences extérieures, à l’influence française surtout, qui pendant plus d’un siècle l’a arrachée à elle-même, et qui avait fait des Allemands des étrangers dans leur propre pays. On n’aurait pas vu les classes supérieures, divisées sur tout le reste, s’accorder à mépriser les mœurs et les traditions nationales. On n’aurait pas vu un héros allemand comme Frédéric II ne savoir et ne vouloir parler que le français. « Le dommage le plus grave que puisse subir une nation, c’est, dit Herder, qu’on lui enlève le caractère propre de son esprit et de sa langue... Réfléchis à cela, et tu verras les pertes irréparables que l’Allemagne a subies. Plût au ciel que l’Allemagne, à la fin du moyen âge, eût été une île comme la Grande-Bretagne! » Son isolement aurait été une sauvegarde de son originalité. Le mal a été d’autant plus grave qu’il y a une différence profonde, une opposition tranchée entre le génie latin et le génie germanique. Dès lors, l’influence de l’esprit français ne pouvait être bienfaisante, douce, ou du moins inoffensive. Elle devait être, et elle a été, en effet, une violence cruelle faite à l’esprit allemand. Il a fallu qu’il se mît à la gêne et qu’il se torturât pour s’accommoder au goût du maître qu’il avait accepté: et il s’y est efforcé avec la docilité et la persévérance qui sont des traits distinctifs de sa nature. Trop longtemps il en a souffert. Il est temps qu’il reprenne possession de soi. « Ce qui est passé est passé, dit Herder, n’en parlons plus; mais, à l’avenir, suivons notre route et tirons de notre propre fonds ce qui pourra s’en tirer. Que l’on dise du bien ou du mal de notre nation, de notre littérature, de notre langue, elles sont à nous, elles sont nous-mêmes, et cela suffit. » Si l’on ne savait que Herder est un philosophe cosmopolite, ne croirait-on pas entendre un patriote singulièrement jaloux de l’indépendance et de la grandeur de son pays ?

Même conclusion inattendue aux travaux de Herder sur le langage. Son maître Hamann, le bizarre auteur des Croisades d’un philologue, avait appelé de bonne heure son attention sur cet ordre de questions qui intéressent à la fois le philosophe et le littérateur.