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et de son temps. » Par exemple, si vous voulez pénétrer le sens de l’Ancien-Testament, ne le lisez point avec les préjugés et avec le scrupules théologiques de notre époque, n’essayez point d’en expliquer les miracles par la physique ou par l’allégorie. Quelle absurdité que de commenter et de torturer, comme un texte juridique, cette poésie naïve et spontanée! Il faut lire la Bible comme elle a été écrite, dans la langue où elle a été écrite, en s’inspirant du génie du peuple qui parlait cette langue ; il faut étudier les mœurs et la littérature des peuples de la même famille qui existent encore. « Faites-vous berger avec les bergers, agriculteur avec un peuple agricole, Oriental avec les anciens peuples de l’Orient, si vous voulez goûter ces livres dans l’esprit même qui les a inspirés. » Herder a admirablement compris que la critique est à la fois œuvre d’intelligence et de sympathie. Ce fut une heureuse réaction contre l’esprit dogmatique du siècle, trop porté à juger de tout par des principes abstraits, au nom de la raison souveraine, sans tenir compte des circonstances particulières qui font la réalité. D’ailleurs, Herder ne croyait pas se séparer absolument de ses contemporains. Comme Lessing, qu’il admirait fort, comme Mendelssohn, comme les autres critiques allemands, il a toujours à la bouche le grand nom de l’humanité. Mais voici qui lui est propre : par humanité, il n’entend pas une abstraction, une généralité vague, un nombre indéfini d’êtres tous semblables entre eux, sauf l’âge et Le costume. Il ne goûte pas les Orientaux des romans de Wieland ou de Voltaire, qui ne sont que des Français ou des Allemands déguisés. L’humanité est à ses yeux une grande famille, dont les nations sont les membres, chacune ayant son caractère, son tempérament, son originalité. La critique suppose donc avant tout l’étude attentive des civilisations disparues, des caractères divers des périodes historiques et de la physionomie propre de chaque peuple.

Herder applique ces idées nouvelles à la critique de la littérature allemande, qui est l’objet tout particulier de sa sollicitude. Autant il se montre indifférent aux intérêts matériels ou politiques de l’Allemagne, autant il prend souci de sa grandeur littéraire. Déjà dans les Fragmens sur la littérature contemporaine, qu’il écrivit à Riga et qui fondèrent sa réputation, il veut déterminer à quel point en est arrivée la littérature allemande, juger son passé, éclairer son avenir, lui épargner les faux pas et les erreurs. Une idée générale relie ces fragmens décousus en apparence : c’est qu’il est grand temps que l’Allemagne reprenne conscience de son originalité. Aussi Herder ne conseille-t-il pas, comme le fera encore Frédéric II, que l’on traduise les chefs-d’œuvre des autres nations pour se les assimiler. Une œuvre même médiocre, mais sortie spontanément du génie de l’Allemagne, vaudra mieux que la meilleure traduction