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irritable. Wieland, établi avant lui à Weimar, l’avait accueilli avec une joie extrême. Wieland admirait fort son talent et se réjouissait de l’avoir pour collaborateur au Mercure allemand. Herder accepta ces hommages avec le sentiment superbe de sa supériorité, mais sans honorer de la moindre attention les œuvres nouvelles que lui soumettait son admirateur. Le pauvre Wieland en fut mortifié, et Herder finit par perdre une amitié précieuse. En outre, il était mal satisfait de la générosité du prince. Il aurait voulu assurer le sort de ses nombreux enfans ; il se plaignait amèrement de tout le temps que lui prenait une besogne ingrate et souvent inutile. Même avec Goethe, ses relations n’étaient pas toujours des meilleures. La cour de Weimar était fort élégante et même assez dissipée. Le temps s’y passait en fêtes et en divertissemens. Herder accusait Goethe d’entretenir cet esprit, d’éloigner le duc de toute idée de piété et d’une vie modeste et régulière. Le reproche était mal fondé, et Herder lui-même, dans ses bons momens, l’avouait. De là des refroidissemens, puis des réconciliations, puis de nouvelles brouilles, dont Goethe à la fin se lassa. Quand le grand poète eut trouvé dans Schiller le véritable compagnon qu’il lui fallait, Herder se sentit délaissé. Il se consolait de son mieux par le travail. Les atteintes de l’âge affaiblirent son talent, mais ne diminuèrent pas sa fécondité. Son style demeura brillant, fleuri, riche d’images et même plus orné que précis. La métaphore y nuit souvent à la pensée, et pour vouloir être frappante, l’expression perd de sa justesse : « Chacun, a dit George Eliot, porte avec soi son auditoire ordinaire, et involontairement pense et parle pour lui. » Herder avait l’habitude de la chaire, et il s’efforce de persuader plutôt que de convaincre. Les images souvent tiennent lieu d’argumens dans ses écrits. Aussi bien n’a-t-il pas pu saisir le puissant effort de pensée qui a produit l’œuvre de Kant. Il a essayé de réfuter la Critique de la raison pure, et il a prouvé seulement qu’il ne l’avait pas comprise. Il ne put même avoir le dessus dans une malheureuse querelle avec Nicolaï. Par là s’explique le vague que l’on remarque dans ses meilleurs ouvrages, et jusque dans les Idées sur la philosophie de l’histoire, si pleines de vues nouvelles dans le détail, si faibles de construction dans l’ensemble. On ne s’étonnera donc point que ses idées politiques manquent souvent aussi de précision.

Quoique ne dans les états du grand Frédéric, Herder ne semble pas s’être particulièrement attaché à la Prusse. L’ardeur patriotique que les victoires de Frédéric II avaient excitée subsista sous la forme d’orgueil militaire dans l’armée, mais se communiqua peu à la classe moyenne. Herder, en tout cas, quitta avec joie le territoire prussien. Comme Gottsched, qui jadis s’était réfugié à Leipsig, parce que sa haute taille aurait certainement tenté les recruteurs