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goûter ce qui ne se traduit pas, la couleur et la sonorité des vers. Sans doute, il a ses préférences. A ses yeux comme aux yeux de Goethe et de Schiller, l’art le plus parfait, c’est l’art grec. Mais en même temps qu’il vante l’idéal classique, il exalte le moyen âge et prépare la levée de boucliers des romantiques. Il entre dans l’esprit de la poésie biblique comme personne ne l’avait fait avant lui en Allemagne; il s’enthousiasme pour les chants de guerre des vieux pirates scandinaves et normands. Une autre fois, ce sont des chansons d’amour des Finnois et des Lapons qu’il traduit dans leur simplicité et leur fraîcheur, et qu’il envoie à sa fiancée; plus tard, il publiera les légendes des indigènes de la mer du Sud. Sa dernière œuvre sera une traduction du Romancero du Cid. L’Allemagne savante et littéraire dut à Herder beaucoup de ce désintéressement intellectuel que nous admirions autrefois chez elle et qui a été sans doute une des origines de sa grandeur. C’était un effort sincère pour pénétrer et pour sentir les œuvres des peuples étrangers sans qu’il s’y mêlât encore aucune arrière-pensée intéressée, aucun élément de mauvaise foi.

Au sortir de l’Université, Herder fut appelé comme prédicateur et professeur près la cathédrale de Riga, quoiqu’il eût à peine vingt ans. Riga avait conservé dans ses traits essentiels la constitution des villes hanséatiques. C’était une république aristocratique se gouvernant et s’administrant elle-même, fière et jalouse de ses libertés. Herder l’appelait « une Genève florissant à l’ombre du drapeau russe.» Nulle part, ni près du comte de Buckebourg, ni plus tard à Weimar, Herder ne devait retrouver l’indépendance qu’il connut dans cette grande cité presque libre. Cet esprit municipal très vif n’excluait pas, d’ailleurs, chez les habitans de Riga, un attachement dévoué à la Russie, à qui la ville devait de jouir d’une situation privilégiée. Justement, quelques mois avant l’arrivée de Herder, la tsarine Catherine avait fait à Riga une visite solennelle et y avait reçu un accueil enthousiaste. L’émotion n’était pas encore tout à fait calmée lorsque Herder vint prendre possession de son poste. Prompt, comme tous les hommes d’imagination, à entrer dans les sentimens de son entourage, Herder fut bientôt un des plus zélés parmi les bourgeois de Riga. Il exprima pour eux, dans un très beau langage, leur dévoûment aux vieilles institutions de la cité et leur loyalisme reconnaissant envers la grande tsarine leur souveraine. Chargé de prononcer un discours à l’inauguration d’un nouveau palais de justice, il prend le ton d’un fidèle sujet de l’impératrice Catherine, qu’il appelle « arbitre de l’Europe, déesse de la paix, ministre de la philosophie sur le trône ; » il lui prédit qu’elle donnera son nom au siècle, comme Pierre le Grand. Aussi, estimé et aimé des patriciens de Riga, apprécié par le gouvernement