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I.

Herder était né en 1744 à Mohrungen, dans cette province de la Prusse orientale qui, vingt ans auparavant, avait déjà donné Kant à l’Allemagne. Son père était maître d’école, et cumulait ces fonctions avec celles de chantre et de sonneur de cloches ; il élevait à grand’peine cinq enfans, dont Herder était le troisième. Éducation sévère, et d’une piété exacte et rigide. Tous les jours on lisait la Bible en famille et l’on chantait des psaumes. Lorsque Herder quitta la maison paternelle, il savait depuis longtemps par cœur tout le livre des Cantiques. Il désirait entrer dans la carrière ecclésiastique. Le pasteur de Mohrungen, bel esprit et poète à ses heures, ne l’y encourageait pas trop. Il consentit cependant à prendre Herder chez lui pour lui faire copier ses œuvres manuscrites : la belle écriture du jeune homme l’avait séduit. Pour comble de malheur, la sœur aînée du pasteur se mit à traiter Herder en famulus à tout faire. Elle l’envoyait au marché, le chargeait de la besogne du ménage et le malmenait comme un mauvais domestique. Ces quelques années furent extrêmement pénibles ; le caractère de Herder s’aigrit, devint ombrageux et irritable, et il lui resta de ces humiliations un fonds d’amertume qui ne disparut jamais. Heureusement la bibliothèque du pasteur était très riche. Herder s’y consolait par des orgies de lecture. Auteurs grecs, latins, allemands, français, il dévora tout, s’assimila tout avec une merveilleuse facilité.

A la fin de la guerre de Sept ans, comme les troupes russes quittaient le territoire prussien, un détachement s’arrêta quelque temps à Mohrungen. Un médecin militaire s’intéressa à ce jeune homme, si savant déjà et si avide de savoir. Il lui offrit de l’emmener à Kœnigsberg étudier la médecine. Herder était sauvé. Toutefois, à la première séance de dissection, il s’évanouit, et, renonçant aussitôt à des études vers lesquelles son goût ne l’avait pas porté, il revint à ses premiers projets et étudia la théologie. Plusieurs personnes considérables, entre autres Kant, dont il suivait les cours, s’occupèrent de lui. Son ardeur et son érudition, qui contrastait avec son extrême jeunesse, appelaient l’attention. Herder était, selon l’expression allemande, un génie essentiellement réceptif. Son originalité consiste pour une bonne part dans une vivacité d’imagination incroyable qui le fait s’éprendre des objets les plus divers. La Bible, la poésie de l’Orient, l’origine du langage, les principes des beaux-arts, la philosophie de l’histoire, les légendes populaires l’attirent et le retiennent tour à tour. Il apprend les langues pour lire les chefs-d’œuvre de tous les temps dans le texte original et pour