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à des intervalles presque égaux, se tait et recommence. Nous n’échangeons pas une parole, nos pensées sont avec l’égaré près duquel, chose affreuse, nous allons peut-être passer sans le découvrir. Il nous entendra venir, lui, marcher autour du point où il gît, puis nous éloigner. Sentant fuir l’espérance, il essaiera de se mettre debout, d’appeler, et de sa gorge sèche, douloureuse, ardente, ne sortira qu’un râle sourd, qu’un souffle silencieux.

Perdu! Dans les forêts de palmiers, plus inhospitalières encore que les savanes, car elles ne nous laissent même pas entrevoir le ciel, un pareil accident c’est, pour la victime, une agonie lente et une mort inexorable. La vérité devenue certaine, l’âme la mieux trempée, celle de l’Indien lui-même, doit aussitôt lutter contre l’affolement qui, si la bonne voie n’est vite retrouvée, annihilera le raisonnement, rendra vaine la sagacité, voire l’expérience. La panique venue, et elle vient, hélas! fatale, implacable! commencent les va-et-vient sans règle qui achèvent de désorienter. On se hâte, on court, talonné par la terreur, par les spectres menaçans de la faim, de la soif, de la mort. O vanité de l’instinct, vanité de la prudence humaine ! les spectres que l’on fuit ne sont pas en arrière, ils sont en avant. Ils sont en avant, à l’affût près de l’arbre au pied duquel on roulera tôt ou tard, saignant, épuisé, vaincu.

Que d’angoisses précèdent cette chute suprême, que d’étapes douloureuses! Le demi-jour dans lequel on erre devient nuit, et l’on s’aperçoit avec désespoir que l’on a oublié de réunir les matériaux nécessaires pour allumer un feu. Perdu dans un labyrinthe, on l’est bientôt aussi dans de sinistres ténèbres. Condamné à l’immobilité, on croit sans cesse entendre ramper, on croit sentir sur sa joue l’haleine brûlante d’un fauve, la moite caresse d’une chauve-souris vampire. On se tient debout alors que l’on devrait s’asseoir, s’étendre. On lutte contre le sommeil au lieu de lui demander des forces. Aveuglement inexplicable, tout ce qui peut précipiter, rendre certaine la catastrophe que l’on redoute, on le fait. Angoissé, désespéré, on appelle, on implore le jour qui semble oublier de paraître; on compte les secondes, les minutes, les heures, et l’on trouve qu’elles sont éternelles, ces miettes de l’éternité.

L’aube que l’on a craint de ne plus revoir s’annonce; elle vous trouve en marche. La tête, lourde d’insomnie, fatiguée d’idées ressassées, garde mal son équilibre sur les épaules, vacille, penche en avant comme celle d’un enfant récemment né, comme si la cervelle était devenue de plomb. On va, machinal, sans direction arrêtée. On trébuche souvent, bien que le sol soit sans aspérités. On ne se défend plus contre les insectes, qui, joyeux, couvrent votre visage, vos mains de leurs piqûres venimeuses et se gorgent à loisir de