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lourdement à trente pas de moi. Sans se préoccuper de ma présence, le gigantesque oiseau avait procédé à ses préparatifs de pêche, sondé la vase, écarté quelques herbes, appuyé son long bec contre sa poitrine, puis replié sa jambe gauche. Planté sur sa jambe droite, trop grêle en apparence pour supporter le poids de son corps et qui néanmoins le supportait sans faiblir depuis une heure, il se tenait droit, impassible. On eût pu le croire endormi sans les points lumineux de ses pupilles noires, scrutant les profondeurs de l’eau.

Sur la rive qui me faisait face, cherchant les rayons du soleil avec le même soin que je mettais à les éviter, un caïman. Si, accoté contre le stipe du palmier au pied duquel j’avais déjeuné, je ne bougeais guère, mon voisin, — 15 mètres à peine nous séparaient, — bougeait moins encore. De même que le tantale, il paraissait pétrifié. Tourné vers la rivière, prêt à s’y plonger en cas d’alerte, il soulevait de temps à autre sa mâchoire supérieure, seule mobile, comme on soulève le couvercle d’une boîte. Dans cette position béate, il me regardait rêveur. Je lui rendais le même hommage ; toutefois nos idées, — si les crocodiles en ont, — ne devaient pas plus se ressembler que nos personnes ou nos goûts.

Je l’observais et, bien que mon fusil chargé fût à portée de ma main, je n’avais nulle intention hostile. Je voulais étudier les allures de l’étrange bête, voir se manifester un de ses instincts. J’attendais qu’elle agît. Mais elle, qu’attendait-elle ?

Une proie? Non: son ventre s’étalait rebondi, débordant; elle jouissait visiblement des ardeurs du soleil en repue. Quel être mystérieux que ce muet antédiluvien, que cette créature du monde primitif attardée, oubliée dans le nôtre ! Antiques maîtres de la terre, des eaux et même de l’air, les grands sauriens ont vu naître l’homme, ils savent de quel limon il est pétri. J’aurais voulu pouvoir interroger non-seulement le reptile, mais aussi l’échassier. Avec son crâne chauve, sa gravité, son air méditatif, il devait en savoir long, ce penseur patient, sur l’enfance ténébreuse de notre globe.

J’observais, et que de pensées traversaient mon esprit ! La solitude porte à la mélancolie ; ce n’est pas le rire qui, au désert, est le propre de l’homme. J’observais, j’étudiais le présent, lui demandant surtout l’explication du passé.

Le milieu dans lequel je me trouvais, il faut l’avouer, justifiait amplement les tendances de ma curiosité. Tout, dans ce qui m’entourait, contribuait à me faire oublier la réalité, à me transporter dans une des phases merveilleuses des temps écoulés. Aucun des objets ni des êtres que j’avais sous les yeux n’appartenait au monde