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Au-dessus du sillon tracé par son lit entre les palmiers se découpait une longue bande de ciel dont le bleu flamboyant, saturé de soleil, ramenait vite mes regards éblouis vers le sol ou, mieux dit, sur l’épais tapis de plantes aquatiques qui me cachait la vue de l’eau.

Le lieu était morne, sauvage, d’un pittoresque étrange. Deux ou trois des arbres qui bordaient la petite rivière, et dont elle baignait les racines, se penchaient si fort au-dessus d’elle que leur obliquité me gênait. Tôt ou tard, sous le souffle d’un vent d’orage, les imprudens devaient s’abattre dans l’eau, qui, voilée, immobile en apparence, rongeait sournoisement leur base et préparait leur chute.

Deux de ces vaincus, comme exemples, flottaient en face de moi, et ce ne fut qu’à la longue que je m’aperçus qu’ils se mouvaient. Entraînés par un courant à peine sensible, ils allaient être mollement conduits jusqu’au fleuve des Papillons, dont les ondes vivantes, tumultueuses, les emporteraient vers la mer. Là, saisis, roulés par les flots surchauffés du Gulfstream, ils entreprendraient un long voyage circulaire pour se voir, par une nuit de tempête, brutalement lancés sur une des plages sablonneuses qui bordent le golfe du Mexique. Alors les vieux arbres, nés, grandis dans le silence des solitudes, entendraient nuit et jour la mer, cette éternelle désolée, se lamenter et gémir. Accoutumés à porter des nids, ils serviraient de refuge, comme je l’avais vu quinze jours auparavant, à d’énormes crabes qui, des splendeurs de la terre tropicale qu’ils habitent, ne connaissent et n’apprécient que les sables arides, les cadavres putréfiés d’animaux, les troncs morts.

Il était plus de midi, l’heure, dans la terre chaude, des solennels et troublans silences. Aucun souffle, aucun mouvement, aucun bruissement. On « respirait du feu, » ainsi que me l’avait dit l’Indien qui m’accompagnait, avant de s’étendre, pour goûter les douceurs d’une sieste, nu sur le sol nu.

Aucun souffle, aucun bourdonnement, une immobilité inquiétante, funèbre, sous les rayons d’un soleil qui, d’ordinaire, vivifie tout. Rien ne semblait pouvoir marcher, voler, ni même ramper sous le poids d’un air si chaud, si lourd, qu’il appesantissait jusqu’aux ailes de gaze des némocères. Et cet air embrasé, écrasant, était saturé de cette odeur fade, écœurante des régions où règne la fièvre jaune; de cette odeur mortuaire que veulent en vain oublier ceux qui l’ont une fois respirée.

Je n’étais pas seul sur les bords de la rivière du Salado ; outre l’Indien qui dormait sous ma garde, un échassier, un tantale à tête chauve, était venu, quelques minutes après mon arrivée, se poser