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ÉTUDES SUR L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE.


trop lourde, car l’éducation subjugue plus d’esprits qu’elle n’en affranchit. Ne rencontrons-nous point tous les jours, dans les professions intellectuelles modestes ou parmi la foule des petits politiques, de braves gens qui ont appris sans comprendre, et qui sont les serfs de leur mémoire, les esclaves du livre ? Tels sont la plupart des savans du VIIIe siècle. Ils n’obtiennent point la pleine possession de la chose enseignée, qui satisfait l’esprit et l’excite à l’activité. Ils sont et demeurent passifs, incapables d’invention, même de critique. La règle est la règle, indiscutable et indiscutée : ils l’aiment comme elle est, et leur joie est de la savoir. Plus elle est compliquée, mieux ils goûtent l’orgueil de la connaître. Leur éducation les a préparés à la docilité perpétuelle d’un écolage sans fin.

Cette éducation a renforcé en Boniface une disposition naturelle : il est né inquiet, scrupuleux, méticuleux. Son intelligence et sa conscience sont en quête de difficultés ; où il n’en est point, il en trouve. Il lui faut une direction continue, des règles précises, des textes clairs, des décisions authentiques. Ses lettres sont pleines de questions souvent étranges ; il interroge anxieusement, et, si la réponse ne le satisfait pas, son trouble devient une souffrance. Nous pénétrons ici jusqu’au fond de cette âme : Boniface a peur, peur de l’erreur, peur du péché, peur des peines éternelles. Il se sent sous l’œil d’un juge, très dur et très formaliste.

Une lettre, où il raconte un cauchemar de moine, respire la terreur au point qu’il est impossible de n’en être pas ému. Ce moine atteint d’une maladie mortelle s’est tout à coup senti allégé du poids de son corps, et, comme si une main avait écarté le voile qui recouvrait ses yeux, il a embrassé d’un regard toutes les terres, tous les peuples et toutes les mers. Des anges le portaient, revêtus d’une splendeur dont il ne pouvait soutenir l’éclat. Ils chantaient : « Seigneur, ne m’accuse pas dans ta colère et ne me saisis pas dans ta fureur ! » Ils écartaient par le signe de la croix une flamme immense qui montait de la terre vers le ciel. Une multitude d’âmes flottait, disputée par la tourbe des esprits malins et par le chœur éclatant des anges. Bientôt le pauvre homme voit accourir autour de lui tous ses péchés, même ceux qu’il a négligé de confesser comme futiles, et d’autres qu’il a commis sans savoir qu’ils fussent des péchés. Chacun lui dit son nom : « Moi, je suis ta cupidité ; moi, ta vanité ; moi, la parole inutile que tu as dite ; moi, ta désobéissance ; moi, ta paresse dans les saintes études ; moi, le chemin inutile que tu as fait ! » Un homme qu’il a blessé, du temps qu’il était encore dans la vie séculière, montre sa blessure ouverte et saignante d’où sort un grand cri. Les mauvais esprits hurlent, disant le temps