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devait être une sorte d’école professionnelle. Il résolut de créer un atelier de brochage (1883).

Il fit part de son projet à quelques grands éditeurs, qui l’approuvèrent et lui promirent leur clientèle. Il trouva mieux qu’un appui, il trouva une avance de fonds assez considérables, à l’aide desquels on put s’outiller et faire d’indispensables constructions. L’argent fut rendu au terme fixé, mais le bienfait n’en fut pas moins d’importance. Lorsque j’ai visité l’atelier, trente et une femmes étaient à l’œuvre, sous la direction d’un contremaître accompagné d’un ouvrier servi par un apprenti. L’ouvrage ne chômait pas ; attentives à leur besogne, les brocheuses coupaient, assemblaient, cousaient les feuilles. Comme on est aux pièces, c’est-à-dire payé selon la besogne terminée dans la journée, on ne perd pas son temps ; on se hâte ; nulle causerie, on n’entend que le bruit du couteau de bois glissant sur le papier.

L’apprentissage est assez rapide ; en deux ou trois mois, une femme adroite parvient à réaliser par jour un gain de 2 fr. 50, qui, au bout d’une année, lorsque l’on s’est parfait au travail, peut s’élever jusqu’à Ix francs. Le métier s’exerce facilement ; il n’exige qu’une certaine attention à la lecture des signatures, c’est-à-dire des chiffres qui indiquent en quel ordre les feuilles doivent être placées, mais il n’est lucratif que pour la jeunesse : on ne le fait bien qu’à la condition de le faire vite, et, par conséquent, de posséder une grande agilité dans les mains. Aussi n’astreint-on à ce travail que des femmes jeunes, pour lesquelles il peut devenir un gagne-pain assuré. Beaucoup de libérées qui ont passé par l’atelier de la rue Lourmel ont trouvé à se caser convenablement dans des maisons de brochage, y ont donné bon exemple et s’en sont bien trouvées.

Les nécessités de l’apprentissage n’ont pas permis d’appliquer à l’asile des femmes le règlement qui est en vigueur dans l’asile des hommes, car une période de douze jours serait insuffisante pour enseigner même les notions élémentaires d’un métier. Il en résulte que le séjour peut être prolongé pendant des mois et plus. En outre, on est autorisé à quitter l’asile et à venir y travailler en qualité d’ouvrière externe. Sur les trente et une femmes que j’ai vues assises près des longues tables et assidues au labeur, dix-huit sont pensionnaires, prennent leur repas à la maison dans les mêmes conditions que les hommes de la rue de la Cavalerie[1], et vont la nuit dormir dans un vaste dortoir, bien aéré, très propre et de tenue remarquable : six ouvrières supplémentaires, n’ayant jamais

  1. La directrice reçoit 0 fr. 75 par jour et par tête pour la nourriture des pensionnaires.