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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.


Les villageois font parfois encore le même accueil résigné aux maladies nouvelles qui déciment leurs troupeaux ou leur famille et aux insectes qui fondent à l’improviste sur leurs champs. Le sud de la Russie n’est pas toujours à l’abri des ravages des sauterelles. Vers 1880, on a vu, dans le gouvernement de Kherson, les paysans refuser de se défendre contre une invasion de criquets. « Dieu est irrité, disaient-ils ; les sauterelles sont un châtiment de Dieu. » Et ils restaient assis, immobiles, en face de l’armée dévorante des locustes, répétant : « Quand le jour du châtiment sera passé, les sauterelles partiront. » Pour triompher de l’obstination de ces moujiks, l’autorité civile dut s’adresser au clergé, et, en pareille rencontre, le peuple des campagnes est loin de toujours obéir aux exhortations de ses prêtres.

Le fatalisme est un des traits les plus marqués du caractère national. Général chez les paysans, il persiste fréquemment dans des classes ou chez des hommes que leur éducation semblerait devoir y soustraire. L’esprit russe en est pour ainsi dire imprégné. On en retrouve la trace dans sa bravoure comme dans sa résignation, dans ses révoltes comme dans ses soumissions, dans ses témérités non moins que dans ses découragemens, dans ses accès d’activité fiévreuse aussi bien que dans ses langueurs et son apathie, dans ses négations presque autant que dans sa religion. Si le Russe a vraiment quelque chose d’oriental, c’est par là.

Au fatalisme s’allie souvent chez lui le mysticisme, un mysticisme inavoué qui s’ignore, qui fréquemment se nie lui-même et a honte de se reconnaître. Cette veine mystique, longtemps inaperçue des indigènes, frappe l’étranger. Nous l’avions, pour notre part, dès longtemps signalée[1]. Après avoir été lente à le découvrir, l’Europe est peut-être aujourd’hui disposée à grossir ce mysticisme russe, à lui faire une trop grande part dans la littérature, dans la pensée, dans le caractère slaves. Il s’en faut que tous les Russes en soient vraiment atteints. Partout, sur notre globe déjà vieux, c’est là forcément chose rare. Peut-être même est-on d’autant plus frappé de le rencontrer en Russie qu’il s’y mêle fréquemment à des instincts qui semblent jurer avec lui.

Pareil à une vapeur subtile, le mysticisme n’en plane pas moins sur la terre russe. S’il n’a pas de prise sur toutes, il pénètre certaines âmes ou plus fines, ou plus ardentes, ou plus maladives. À l’opposé de ce qu’on serait tenté d’imaginer, les années semblent y rendre plus sensible ; la jeunesse s’en défend parfois mieux que l’homme fait. Le mysticisme est, chez plus d’un Russe, une affection

  1. Voyez p. ex. la Revue u 15 oct. 1873.