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s’accusant franchement de toutes ses fautes à une époque où, ayant eu plus d’une occasion de les réparer glorieusement, il lui coûtait peu d’en faire l’aveu. Il a comparé le sort de sa brillante armée, qui devait engloutir la Bohème et inonder l’Autriche, à celui de l’invincible Armada brisée par le naufrage sur les côtes d’Angleterre : assimilation un peu fastueuse, dont la conséquence avouée était de rejeter encore sur la destinée une partie des torts dont il consentait à se reconnaître coupable. Mais ce qu’il ne fait point entrer en ligne de compte, même dans sa confession la plus complète de ses disgrâces, c’est le déchaînement d’opinion publique qui soulevait en quelque sorte le sol germanique sous les pas de l’armée fugitive et aggravait pour elle toutes les amertumes de la déroute. La mauvaise fortune trouve en général peu de défenseurs, et les actes que la conscience a peine à justifier ont besoin d’être couverts par le prestige de la victoire. Aussi c’était un cri de réprobation unanime contre l’ambition insatiable qui, peu contente d’un premier succès obtenu par ruse et par violence, s’était plu à rejeter de nouveau la patrie allemande dans tous les maux de la guerre civile et de l’invasion étrangère. « Voilà le châtiment de Dieu ! » s’écriait-on, non-seulement dans les conciliabules ecclésiastiques, où depuis longtemps on trouvait que la justice divine tardait trop à châtier un usurpateur hérétique, mais à côté du maître, dans sa propre armée, et même dans ses conseils. Rien n’égalait la consternation des ministres prussiens recevant à Berlin la succession de ces douloureux messages. — « Le cœur me saigne, s’écriait le pauvre Podewils en levant les yeux et les bras au ciel avec désespoir, quand j’entends et je lis les nouvelles qui nous viennent de toutes parts des progrès de nos ennemis en Bohême… Selon eux, ils ont passé l’Elbe à notre barbe ; ils nous mènent comme des troupeaux de moutons, ils nous chassent de partout… Enfin, à les entendre, c’est comme si nous n’avions plus d’armée à leur opposer, plus de généraux pour les combattre, plus de vainqueurs de Molwitz, de Chotnsitz et de Prague à leur tête. Il est temps que nous rompions le silence et que nous tâchions de justifier notre conduite d’une faron ou d’autre, si nous ne voulons pas perdre tout ce que nous avons d’amis et de crédit dans l’empire et dans le reste de l’Europe[1]. »

  1. Droysen, t. II, p. 390. — Lettre particulière de Robinson, 1er décembre 1744. (Correspondance de Vienne. — Record Office.) — Histoire de mon temps, fin du chap. X. — Ce passage est un de ceux où le texte définitif, rédigé en 1775, diffère du manuscrit de 1744. La modification est curieuse : dans le texte primitif, Frédéric impute tous ses revers au destin qui se joue des choses humaines, et qui se plait à renverser, par un souffle léger, les projets de notre présomption et de notre orgueil. Dans le texte modifié, il dit expressément : Aucun général ne fit plus de fautes que n’en fit le roi dans cette campagne… Le roi est convenu lui-même qu’il regardait cette campagne comme son école dans l’art de la guerre, et M. de Traun comme son précepteur. — On conçoit pourquoi Frédéric, parvenu en 1775 au comble de la renommée, et reconnu comme maître souverain de l’art militaire, était plus à son aise pour avouer les erreurs de sa jeunesse qu’au lendemain du jour où il venait de les commettre.