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sa retraite en assez bon ordre et atteignit la Silésie sans encontre. Mais la sortie de la garnison de Prague fut une véritable déroute. Le commandant avait donné l’ordre, avant d’évacuer, de crever sa grosse artillerie, de faire sauter les ouvrages les plus importans et de jeter à l’eau toutes les armes qu’il ne pourrait pas emporter. Le temps lui manqua pour accomplir complètement ces instructions, et leur exécution imparfaite n’eut d’autre effet que de retarder le moment du départ assez pour que, pendant que les Prussiens défilaient par une porte, les hussards et les pandours fissent irruption par l’autre. Un combat sanglant s’engagea dans les rues mêmes de la ville, et les habitans y prirent part en s’emparant des canons des remparts et en faisant feu sur leurs envahisseurs fugitifs ; les femmes et leurs enfans mêmes s’en mêlaient, montant sur les toits pour jeter des pierres et des projectiles de toute sorte.

Une fois hors de la ville, une longue distance restait encore à parcourir par des chemins détestables, encombrés de neige, et à travers des populations très hostiles. Devant des difficultés contre lesquelles aucune précaution n’avait été prise, les troupes, privées de nourriture et ne pouvant reposer une nuit en sécurité, se laissèrent aller au découragement. Les hommes désertaient en masse par compagnies tout entières, quelques-uns mêmes venaient demander à être admis dans l’armée autrichienne. Près de la moitié de l’effectif avait disparu quand on atteignit, à grand’peine, l’extrémité septentrionale ou la Bohême confine avec la Saxe et la Silésie. Là, le passage se trouva tout d’un coup complètement barré par de grands abattis d’arbres et des retranchemens de neige, derrière lesquels un gros corps de Saxons s’était embusqué. Ainsi pris au piège, Einsiedeln perdait la tête, tout était compromis et pas un homme n’aurait échappé, si l’ami de Frédéric, le comte de Rottembourg, payant d’audace et suppléant par son sang-froid aux indécisions du commandant, n’eût pris le parti de tourner l’obstacle. Il pénétra hardiment sur le territoire saxon et le traversa au pas de course pour aller rejoindre quelques lieues plus loin la frontière, qui ne pouvait être abordée directement. Un dernier désastre fut ainsi épargné ; mais cette fuite, hâtive et désordonnée, n’en faisait pas moins le plus triste contraste avec la retraite intrépide et glorieuse qui avait illustré Belle-Isle, et dont Frédéric, rentrant à Berlin la tête basse, se repentit peut-être d’avoir porté un jugement si dédaigneux[1].


Le coup, à vrai dire, était des plus rudes et atteignait au vif le vaincu dans son orgueil en même temps que dans sa puissance. Lui-même a constaté dans ses mémoires l’étendue de son désastre,

  1. Histoire de mon temps. — Droysen, t. II, p. 360 et suiv.