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fonctions, c’était à qui se presserait autour de lui pour lui faire compliment et se recommander à son patronage. Mais à sa sortie du cabinet du roi, sa désobéissance étant connue, tout le monde s’écartait pour ne pas être atteint par la contagion de sa défaveur, et le vide se fit à l’instant sur son passage.

A défaut de Villeneuve, ce fut le marquis d’Argenson, frère du ministre de la guerre, qui fut appelé. Cette désignation, qui surprit encore plus que la première, n’en apprit pas davantage. Le marquis était à peine connu à la cour, où son humeur taciturne et la gaucherie de ses manières lui avaient fait peu d’amis, et quoiqu’on le sût très lié avec des gens qui devaient se connaître en fait d’esprit, puisqu’ils en faisaient métier, — Voltaire entre autres, — ce défaut d’usage du monde faisait douter de son intelligence, et on l’appelait familièrement d’Argenson la bête, pour le distinguer de son frère, qui brillait au contraire par l’art de plaire et l’agrément de sa conversation. Luynes, toujours prudent, dit seulement : « M. d’Argenson l’aîné a de l’esprit, mais non pas tant que son frère, ni de la même espèce ; il est aussi d’une figure beaucoup moins agréable. » C’était le comte assurément (quoiqu’il s’en défendît) qui avait sollicité et obtenu cette grandeur nouvelle pour sa famille. Mais le comte lui-même qu’était-il et que voulait-il ? Ami dévoué de Mme de Châteauroux pendant ses jours de faveur, c’était lui pourtant qui avait été chargé de lui communiquer son ordre d’exil ; mais il l’avait fait avec tant de ménagement et une si touchante apparence de douleur qu’elle ne paraissait pas lui en vouloir. On se perdait en conjectures, et il fallait encore attendre.

L’attente se prolongea plusieurs jours. Comment elle fut enfin terminée et ce qui se passa dans les jours qui suivirent, c’est ce qu’il est assez difficile à démêler au milieu des innombrables récits, tous plus ou moins faits à plaisir, que nous transmettent des mémoires eux-mêmes plus ou moins authentiques. Le plus digne de foi est assurément celui qui porte le nom de la vieille duchesse de Brancas, alliée, comme je l’ai dit, à Mme de Châteauroux, par le mariage de son fils M. de Lauraguais, de plus, amie intime du duc de Richelieu et désignée à ce moment-là même comme dame d’honneur de la future dauphine. Il en faut retrancher cependant quelques circonstances d’une inexactitude évidente, qui font craindre ou que la vieille dame, en écrivant ses souvenirs, n’ait été trahie souvent par sa mémoire, ou que son petit-fils, en les publiant, pour donner plus de relief aux anecdotes, se soit permis d’en altérer le texte. Sous réserve de ces détails, le fond même de la narration paraît vraisemblable. Il n’est pas douteux, en effet, que, dès son arrivée à Versailles, le roi sut se ménager une entrevue secrète avec la duchesse ; rien ne nous empêche de croire que ce fut à Versailles