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savoir lequel des deux projets devait avoir la priorité. M. John Morley, au nom des libéraux, a aussitôt ouvert le feu en demandant, contrairement à l’avis du gouvernement, que la discussion commençât par le bill agraire, et sur ce point le ministère a encore eu l’avantage : il a obtenu la priorité pour le bill de la répression des crimes; mais ce n’est là qu’une escarmouche, le prélude de la vraie lutte qui se rouvre en ce moment sur le problème irlandais tout entier, qui va sans doute passionner une fois de plus tous les esprits en Angleterre.

Elle sera soutenue, cette lutte nouvelle, par M. Gladstone lui-même, qui est sorti de sa solitude pour reprendre le combat. Il n’y a que quelques jours, dans un banquet qui réunissait tous les représentans du Yorkshire, il relevait pour ainsi dire le drapeau du home-rule et donnait le signal de sa rentrée en campagne. Il s’est rendu au parlement pour appuyer de sa parole la motion de M. John Morley, pour combattre la proposition du bill de coercition, et il n’a pas caché que le parti libéral était prêt à épuiser ses efforts contre des mesures qu’il jugeait funestes pour l’empire britannique autant que pour l’Irlande. Le vieux chef libéral n’a rien perdu de sa confiance ou, si l’on veut, de son optimisme. La politique qu’il a proposée, pour laquelle il est tombé, il la maintient plus que jamais, il la défend avec une infatigable énergie. Au fond, entre les partis, le vrai dissentiment est celui-ci. Le ministère et les libéraux dissidens, qui sont devenus ses alliés, ne refusent pas quelques satisfactions, même des satisfactions sérieuses, à l’Irlande; mais ils veulent avant tout rétablir l’autorité des lois, avoir raison de l’anarchie irlandaise. M. Gladstone et ses amis soutiennent que la meilleure manière d’en finir avec les crimes, avec les agitations de l’Irlande est de donner aux Irlandais ce qu’ils réclament. C’est entre ces deux politiques que le combat est réellement engagé. La politique ministérielle a sans doute toutes les chances d’avoir une majorité avec l’alliance des libéraux dissidens, qui lui demeurent fidèles jusqu’ici; mais elle n’est point évidemment une solution, elle ne conduit à rien, elle ne fait que perpétuer une crise qui va toujours en s’aggravant. La politique de M. Gladstone est peut-être trop une solution : elle joue le tout pour le tout, elle risque de jeter l’empire britannique dans une singulière aventure. L’alternative est cruelle, et c’est ce qui fait que ces discussions sur l’Irlande sont réellement dramatiques; c’est ce qui fait que l’Angleterre reste si profondément perplexe entre un système de répression dont elle sent l’inanité et un système de concessions indéfinies qui peut porter un irréparable coup à sa grandeur.


CH. DE MAZADE.