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pas pu rompre le charme qui presque toujours associe à des pièces fâcheuses la musique de M. Saint-Saëns. Voilà Proserpine qui renoue la série des Timbre d’argent et des Etienne Marcel. Cette Proserpine n’est qu’une épave insignifiante d’un romantisme naufragé; la donnée en est médiocre et les personnages en sont peu intéressans; le spadassin Squarocca, amant et complice de l’héroïne, est un parent éloigné des Sparafucile et des César de Bazan ; sa plaisanterie est triste et son esprit pesant. Il faut avoir beaucoup de malheur pour tomber sur un scénario pareil, et encore plus de talent pour ne pas tomber sous lui.

L’ouvrage commence par un très court prélude, par une phrase tourmentée qui symbolisera toujours la passion de Proserpine. Confessons que la lecture de ce premier acte nous avait laissé froid, et que l’audition nous en a beaucoup plu. Les premières notes par exemple, au piano, sont presque désagréables; à l’orchestre, attaquées avec âpreté par les instrumens à cordes, elles prennent du relief et de la couleur. Décidément on ne résiste pas à l’orchestre de M. Saint-Saëns. Devant l’ingéniosité de cette instrumentation prestigieuse, devant la variété de ces timbres employés toujours à leur place et à leur tour, devant cette souplesse et cette sûreté de main, il faut se rendre. Et l’on se rend sans arrière-pensées, sans crainte d’être dupes; il n’y a pas dans ce talent une ombre de charlatanisme, un soupçon d’escamotage ; il paie en monnaie d’or, en espèces bien sonnantes. Les premières scènes se déroulent en développemens symphoniques si légers qu’on les sent à peine, à travers les plus délicates altérations d’harmonie et de tonalité. Proserpine paraît, rêveuse, annoncée par le motif du prélude qui revient dans un autre ton, avec un autre mouvement. Le système du leitmotiv s’annonce déjà, mais avec discrétion. Par bonheur, le premier acte et le suivant ne sont pas faits de deux ou trois phrases. Voici des idées en foule, notamment une sicilienne chantée à Proserpine par deux de ces jouvenceaux qu’elle ne daigne pas même regarder. « Elle est frappée au cœur, la belle indifférente, » et sous les grands pins-parasols, elle repose nonchalante, tandis que le soir dore les marbres de son palais. Cette double sérénade est charmante, charmant en est le rythme langoureux, charmant l’accompagnement, qui rappelle un peu celui de la sérénade de Don Juan. Le sentiment de cette petite chanson est moins l’amour qu’une politesse galante, avec je ne sais quelle nuance de mélancolie. La chute lente des deux voix unies à la tierce est délicieuse, et quand Proserpine se lève et se retire, la ritournelle la suit pas à pas, compagne discrète de sa rêverie. L’impression de ce début est très poétique et tout à fait dans la couleur d’une journée de Boccace.

La scène suivante, où s’expliquent Renzo et Sabatino, prête peu à la