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mot encourageant agissait cependant momentanément comme du baume. Je ne passerai pas sous silence deux d’entre elles qui me frappaient, l’une par l’expression d’un courage physique indomptable, — C’était une grosse et robuste femme du peuple, native de Turin, la cantinière en chef du canal de Panama, — L’autre une dame élégante de Caracas, ravissant type de la beauté andalouse, par la douceur de sa résignation.

A plusieurs reprises, je me rendis sur le théâtre de l’incendie; mais l’eau, qui coulait à flots dans les corridors, m’en chassait aussitôt; je craignais de me mouiller les pieds et de prendre un rhume! Et pourtant personne n’était plus que moi convaincu que l’on touchait au moment suprême ; à tel point qu’en retournant à l’avant-pont, je me demandais toujours si j’aurais encore le temps de rejoindre les sœurs de charité agenouillées près du beaupré[1].

Un silence solennel régnait dans cette partie du bateau. On n’entendait que le bruissement des vagues, les sanglots étouffés d’une jeune femme enlaçant son nourrisson de ses bras, les pleurs d’une toute jeune fille qui appelait sa mère laissée dans quelque hameau au fond de la Bretagne, et les voix sonores des trois sœurs de charité qui, depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à dix heures de la nuit, toujours à genoux, ne cessaient de prier. Ces saintes filles ne trahissaient aucune peur et offraient, dans ces circonstances terribles, le spectacle édifiant de l’héroïsme chrétien, du mépris de la vie et du parfait oubli de soi-même. Après avoir invoqué le secours du ciel pour échapper au danger, elles lui demandaient, lorsque tout espoir s’était évanoui, la grâce d’une mort chrétienne.

Mais il était écrit dans les étoiles que cette pauvre France, toute meurtrie et abîmée qu’elle était, ne devait pas périr. A sept heures, on avait refoulé l’incendie vers son foyer; à neuf heures, on pouvait se flatter d’en être maître ; à onze heures, les dernières flammes, léchant les bords de la coque, répandaient des lueurs violacées à travers l’obscurité d’une nuit tropicale. Toute matière combustible était consumée, et, faute d’alimens, le feu finit par s’éteindre.

Un tiers du bâtiment ayant disparu, sauf la carcasse de fer, tout le monde s’entassait sur l’avant et près de la machine. De la viande froide et du vin de matelots, celui des voyageurs étant perdu, furent distribués, et l’administration fit ce qu’elle put pour subvenir aux besoins du moment. Voyageurs, soldats, équipage, étaient exténués de fatigue ou brisés par les émotions des dernières huit heures.

  1. Les journaux ont publié des fragmens de lettre du commandant Collier à sa femme. On y lit : « Je viens d’échapper au plus effroyable des dangers que j’aie courus de ma vie... De 3 h. 15, jusqu’à 9 heures du soir, je me suis attendu à sauter... Il est réellement inouï que nous n’ayons pas été entièrement détruits. »