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un courant d’air très fort du nord-est au sud-ouest, c’est-à-dire de l’arrière à l’avant. Il fallait donc venir debout au vent en mettant le cap au nord-est. Malgré la violence de l’incendie, cette manœuvre, si difficile dans les circonstances données, fut, sous la direction du commandant, qui occupait sa place sur la passerelle, exécutée en quelques minutes. En même temps furent fermés les panneaux de la soute à poudre et les portes des cloisons étanches en tôle qui divisent le bâtiment en diverses parties. Le mécanicien en chef, M. Chenu, dirigea, dès l’abord, des jets de vapeur vers le centre de l’incendie, où se trouvait la poudre, et, au dire du commandant, c’est à lui que nous devons en grande partie notre salut. Pour faire jouer les pompes du pont, il fallait le dégager en jetant par-dessus bord les caisses et les grands cylindres en fer qui l’encombraient, opération délicate, mais qui réussissait parfaitement. Du moment où elle était achevée, le roulis, jusque-là assez fort, cessa complètement et fut remplacé par un léger tangage. Cependant les voyageurs étaient revenus de leur première frayeur; des chaînes furent organisées, et beaucoup d’hommes de bonne volonté, renforcés par les récalcitrans que les gendarmes empoignaient, on peut dire la masse des passagers, allaient se joindre aux braves soldats de l’infanterie de marine, à l’équipage et au personnel du service. Tous, jusqu’aux petits marmitons, qui, habitués au feu, se précipitaient en avant pour verser dans les flammes leurs casseroles remplies d’eau, rivalisaient d’élan, de bravoure et de cette gaîté gauloise dans le péril qui forme un des beaux traits du caractère national. Il y eut, parmi ces vaillans combattans, trois Allemands : un ingénieur, un industriel et un négociant de Hambourg, tous des gens instruits et bien élevés. Ils me parlaient avec admiration des actes héroïques qui s’étaient accomplis sous leurs yeux dans les couloirs étroits, de plus en plus envahis par l’incendie, sur le bord de la grande fournaise, dans le terrible voisinage de la poudre entourée de flammes. Obéissant aux ordres des officiers qui combattaient à la tête de cette petite troupe dévouée, on s’élançait à travers des nuages épais de fumée, on passait près des objets embrasés avec l’insouciance du soldat qui défile à la parade. Ce que je dis n’est pas une phrase, mais la vérité, que je puis affirmer de visu. La nuit suivante, au bivouac de l’avant-pont, plusieurs noms étaient dans toutes les bouches. On entendait citer surtout le mécanicien en chef Chenu, que j’ai déjà mentionné, les officiers du bord Dupont, Gorphe, Landryon, Rapin, le capitaine Martineau, le sous-lieutenant Montméliant de l’infanterie de marine, les deux chauffeurs Certain et Robillot, et, entre tous, le maître-charpentier Hamet, qui, entouré