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mémoire. Il l’intitulait: Vraies causes de la perte de l’Inde, et c’était cette fois un réquisitoire contre les conseillers et contre Bussy.

Ce dernier répliqua par la publication de sa correspondance avec Lally et Leyrit. Il se contentait de la faire précéder d’une courte justification de ses actes, faite avec son tact et son habileté politique si redoutable. Le venin, il était dans les notes qui accompagnaient chaque lettre, qui rapprochaient les faits dans un enchaînement terrible. On suivait pas à pas les progrès de la haine de Lally contre son rival, le duel des deux politiques, les humiliations du conquérant du Dékan, sa patience, sa résignation, les fureurs, les injustices du général. Bussy n’accusait pas, il racontait. Il ne s’écriait pas, à la façon de Pasquier : « Le commissaire royal est un traître; » il disait : « Voilà comment il m’a traité, moi, le dominateur de l’Inde. » Et de cette lecture, on emportait l’impression que la conduite du général envers Bussy avait été odieuse, que Lally était le plus méchant des hommes. Et l’opinion redoublait de rage contre l’accusé. Paris accusait le parlement de mollesse, réclamait furieusement la tête du scélérat. La grande ville a de ces iniquités, car Paris a plus de cœur que de raison.

Alors Lally se décida à livrer la bataille suprême. Dans une requête dite d’atténuation, signifiée au procureur-général le 31 mai 1766, il établissait ses moyens de défense par des preuves littérales. Ces pièces[1], c’étaient d’abord les trois volumes de mémoires in-4o, puis la délibération du conseil de guerre tenu pour la capitulation de Pondichéry, la correspondance militaire et administrative, enfin les instructions du roi et des ministres, ces instructions auxquelles il n’avait que trop obéi, ces instructions qui justifiaient sa conduite, ces instructions qu’il ne s’était pas cru en droit de montrer jusque-là.

Pour lire ces documens, qui formaient la matière de plus de huit volumes, il eût fallu au moins dix jours. On pensa que ce serait trop long, qu’il était plus simple de passer outre. Mais on recula devant un tel aveu. On trouva un expédient, ce fut d’insérer dans l’arrêt : « Vu la requête du sieur Lally et les pièces jointes et énoncées. » Point de doute sur ce fait que ni le rapporteur ni le président Maupeou ne prirent connaissance des pièces. Elles furent remises le samedi 3 mai, à dix heures du soir. Le lundi 5 mai se passa en interrogatoire. Le jugement fut rendu le 6 mai au matin ! On avait refusé un conseil ; on n’écoutait pas la défense, c’était logique! Le doyen des substituts du procureur général, l’honnête Pierron, employa en vain son énergie pour sauver l’innocent. Un moment il espéra. Mais Lally ne pouvait pas être sauvé.

  1. Les instructions ne sont pas dans les pièces du procès, gardées aux Archives nationales. Elles sont au ministère de la marine.