Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ont été imputés depuis à M. de Lally ; que je suis prêt à déposer aussitôt qu’on m’aura donné cette connaissance. Je vous déclare enfin que je ne signerai pas ce que vous voulez faire écrire. »

Le juge, légèrement honteux, dit au greffier : « Ceci mérite d’être remarqué; faites-y attention. — Oh! fait celui-ci, voilà déjà cinq ou six fois que la même chose arrive. »

On interroge ensuite Crillon sur le fait de la révolte de l’armée ; on lui demande s’il approuve la proclamation de Lally aux troupes. Et comme, naturellement, il répondait : « Oui ! » le commissaire lui cite la phrase de Lally où celui-ci disait : « Je suis aussi prêt à me soulever que le soldat, » et ajoute : « Que direz-vous d’un général qui, voyant son armée révoltée, lui écrit qu’elle a bien fait de se mutiner? » Crillon ne se laisse pas prendre au piège, ne se démonte pas : « Il est impossible, réplique-t-il, de juger une phrase qu’on détache de ce qui la précède, de ce qui la suit et des circonstances qui l’ont fait écrire; le général était bien éloigné d’approuver la défection des rebelles, cela ressort de la lettre elle-même, des négociations avec les chefs de la sédition. Moi-même j’avais dans mes instructions un article qui m’enjoignait de leur faire sentir toute l’énormité de leur crime. — Eh bien! monsieur, reprend ironiquement le commissaire, vous conviendrez que votre succès doit s’attribuer moins à votre éloquence qu’à celle de l’argent que vous apportiez avec vous. »

Le rapporteur, Pasquier, dont d’Alembert et Voltaire ont tracé un si sombre portrait, caresse les témoins qui chargent l’accusé. Il menace ceux qui ne concluent pas dans le sens qu’il indique, au mépris de l’équité. Il accueille avec complaisance les mensonges, les faux témoignages les plus évidens. Le regard qu’il jette sur Lally est le coup d’œil que l’on jette sur un criminel. Il est tenté, quand il interroge, de dire au déposant : il faut conclure sur ce fait comme le père Lavaur. Il recueille gravement les actes les plus saugrenus. Quelques fusées tirées pendant le blocus de Pondichéry, sur l’ordre de Lally, lui apparaissent comme la preuve capitale de la trahison. Autant de fusées, autant de signaux pour avertir les Anglais. Des militaires s’efforcent en vain de justifier le phénomène par des considérations techniques, il leur impose silence d’un ton indigné[1].

A chaque instant, sur le fait le plus simple, les témoins se contredisent. Par exemple, à propos de la retraite qui suit la levée du siège de Madras, le palefrenier Michelard, — une autorité pour le rapporteur, — affirme que le général ramena l’armée à tire-d’aile dans Pondichéry. Landivisiau déclare que le commandant en chef gagna à toute vitesse Canjivaron. Un autre soutient que Lally évita

  1. Mémoire pour obtenir In révision du procès de Lally, par son fils; Rouen, 1779.