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montra un des témoins les plus acharnés contre le général, qui ce jour-là était dans la chambre du malade, ne fait dans sa déposition même pas allusion à cette prétendue ivresse et déclare uniquement que : « Lally se roulait, jetant des cris et disant qu’il était empoisonné, » Que dire du discours absurde que Lavaur prête à son ennemi : « Qu’on me tue, mais qu’on ne me fasse pas de mal! » Que ce sont paroles incohérentes d’un ivrogne? Mais, puisque Lally n’était point ivre, qu’aucun témoin, pas même Michelard, ne parle de la prétendue intempérance du général, quel intérêt a Lavaur à travestir en contorsions d’alcoolique les convulsions d’un malade? car il n’y a aucun doute sur le fait que Lally fut ce jour-là en proie à de violentes douleurs, s’il n’est pas prouvé qu’un poison lui eût été versé.

Et c’est ce fatras d’absurdités, ce tissu de contradictions, ce ramassis de commérages, ce monument de mensonges et de haine qui, à l’éternelle honte du parlement, servit de base à l’accusation portée contre Lally. Des extraits du journal se répandent dans Paris; Lally devient un objet d’exécration. Les cochers de fiacre crient à leurs chevaux récalcitrans : « Hue ! Lally ! »

Le débordement de l’opinion est tel que le ministère s’intimide. Le roi, assiégé par son conseil, hésite ; il lui répugne de voir un lieutenant-général, un vieux soldat, jugé par des robins. Sous la pression du flot, il cède enfin, mais comme Pilate. Les lettres patentes du 12 janvier 1764, il les signait, mais tristement. Il avait bien soin d’y insérer cette réserve : « qu’on instruirait l’affaire en tout ce qui aurait trait aux faits de l’Inde. »

Le parlement allait donc prononcer sur les actes de Lally ; or, le parlement, avec sa furie d’opposition, sa lassitude d’obéissance, son besoin de s’affirmer comme une puissance dans l’état, sa joie de mettre sur la sellette un lieutenant-général, un homme du roi, constituait le tribunal le plus passionné, le plus détestable qui fut jamais ! Il pouvait être juge en matière de finances ; mais admettre qu’il pût décider de la valeur d’une opération de guerre, c’était absurde. Une assemblée de légistes délibérant sur des problèmes de stratégie, c’était ridicule. On n’avait pas suivi cette méthode grotesque lors du grand débat sur le Canada. Les magistrats chargés du procès, en hommes respectueux du droit, avaient retenu de l’affaire ce qui ressortissait à l’administration. Pour les faits militaires, ils s’en étaient rapportés à la compétence d’un conseil de guerre.

Pourquoi ne suivait-on pas la même procédure ? Il faut en chercher l’explication à la fois dans la haine qu’inspiraient et le caractère et la personne même de Lally, enfin et surtout dans ce fait que le parlement, qui reflétait les passions de la foule, se considérait comme un vengeur investi de la mission de mener à l’échafaud un familier du roi.