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leur parler d’un projet d’attaque où ceux-ci n’avaient que faire, car l’enlèvement de postes extérieurs se fait avec de l’infanterie? Lorsque Lally prit d’assaut les quatre forts qui couvraient Saint-David, il donna, en militaire sensé, l’escalade avec ses fantassins et non avec ses artilleurs. Mais, ce discours, le père Lavaur ne l’avait écrit que pour le mot de la fin : le dieu du hasard, afin de prêter à l’objet de sa haine la parole de l’homme le plus léger.

Citons, comme dernier exemple des mensonges dont fourmille ce journal odieux, le récit de la scène qui suivit la tentative d’empoisonnement dirigée contre Lally. Il avait été en proie à des convulsions violentes après avoir pris son gruau. « La scène singulière que le général donna certain jour, écrit le père Lavaur, mérite qu’on en fasse le détail. Ce fut vers les six heures du soir qu’un transport furieux le saisit tout à coup dans sa chambre. La crainte que ses cris et ses hurlemens inspirèrent aux assistans les engagea à courir aux Jésuistes pour appeler le père Lavaur. Celui-ci accourut aussitôt. Le général n’avait pas tout à fait perdu la raison et en eut assez pour le reconnaître. « Approchez! s’écria-t-il, père Lavaur, approchez; pour vous tous, allez-vous-en, sortez d’ici. Je ne veux pas que personne y reste. Qu’on me laisse seul avec le père. » Notons que le ton sérieux dont il s’exprimait était accompagné de mille postures extravagantes qu’il faisait sur son lit et qui lui donnaient l’air d’un convulsionnaire. Quand tout le monde fut sorti, hors le père, il se laissa aller sans réserve aux transports de la plus vive et de la plus extravagante douleur : « c’en est donc fait, Pondichéry est perdu, Pondichéry n’est plus, Pondichéry va être aux Anglais. Que je suis malheureux ! Ah ! Pondichéry. Pondichéry ! Que n’ai-je la force de me tuer ! oui, je suis un poltron. Eh bien ! qu’on me tue, qu’on m’empoisonne, qu’on m’assassine, mais qu’on ne me fasse pas de mal. Que ne puis-je me tuer moi-même! Ah! préjugés de la religion, que vous êtes terribles! » On ne perdait pas, dans les environs de la chambre, une seule des expressions du général, et chacun en frémissait, tandis que le père Lavaur n’épargnait rien pour calmer une fureur dont la proximité du général lui fit bientôt connaître le principe et que le temps seul ou le sommeil pouvait faire cesser. La conjecture du père Lavaur se trouva vraie : les fumées se dissipèrent et la fureur tomba. Ainsi se donnait en spectacle et assez souvent un homme dont dépendait le sort de Pondichéry, l’honneur de la nation et la gloire du roi. Les ordres qu’il donnait s’en ressentaient. »

Eh bien ! tout ce récit, où l’on a rassemblé avec art et patience les détails les plus petits et les plus typiques, afin de donner à la scène les couleurs de la vérité et de la vie, est faux d’un bout à l’autre. Lally n’était p.is ivre ce jour-là, pas plus que les autres jours. Moracin, qui n’est pas suspect de tendresse pour Lally, qui dans le procès se