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étaient regardées comme non-avenues... la grâce qu’elles avaient suspendue ne devait pas être anéantie, et cependant on ne me remettait pas le brevet de maréchal-de-camp que Sa Majesté avait daigné m’accorder sur vos propres représentations...

« La mort s’est présentée à moi sous tant de formes et en tant d’occasions, que j’ai appris à ne pas la craindre ; mais je n’ai pas appris à braver la honte et le déshonneur. Les calomnies de M. de Lally ne peuvent me rendre indigne des grâces de mon roi... Si ce ne sont pas des calomnies, dignes seulement de mépris et d’un profond oubli, mais des accusations qui méritent d’être examinées aux risques de l’accusateur et de l’accusé, dont l’un ou l’autre mérite la mort, je me soumets à cet examen et je le demande.

« Je sçais, messieurs, que les calomnies dont je me plains sont consignées dans vos registres ; qu’elles y soient tracées de mon sang si je suis coupable, ou qu’elles soient effacées par le sang de mon calomniateur!

«... Il importe peu à la compagnie qu’elle puisse distinguer l’innocent du coupable. Ce n’est point sur des mémoires ou des écrits contradictoires, où chacun peut se donner raison, qu’elle doit porter un jugement décisif. La colonie presque entière est à Paris. Que l’on interroge juridiquement les témoins oculaires de tout ce qui s’est passé dans l’Inde ; qu’on désigne un tribunal pour recevoir ces témoignages, et que l’on examine sérieusement une affaire aussi importante et qui intéresse tout l’état... Si vous avez des raisons pour ne pas me communiquer les accusations dont je suis l’objet, j’en ai de mon côté qui exigent absolument que j’en sois instruit, et je serais forcé de vous faire à ce sujet une sommation juridique... »

L’effet de la lettre était terrible. On déclarait partout qu’il fallait faire la lumière, punir les coupables. Le mot d’ordre des conseillers lut dès lors : notre tête ou celle de Lally. Malgré l’opposition du ministre des finances, Berlin, qui ne voulait point d’un procès et écrivait au général : « Quand j’aurai rendu compte au roi, votre affaire n’aura plus de queue, » Choiseul déclarait qu’il était absurde de songer à résister à un courant d’opinion si puissant, qu’il fallait lui donner satisfaction, et le duc, qui cumulait les fonctions de ministre de la guerre, signait, le 1er novembre 1762, une lettre de cachet pour enfermer Lally à la Bastille.

Quoique sollicité par des amis mêmes du duc, Lally refusait de s’enfuir. Il écrivit à Choiseul : « J’apporte ici ma tête et mon innocence, » et, le 5 novembre, alla se constituer prisonnier à la Bastille.