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homme. Il lui recommandait sa mémoire et lui disait qu’il mourait sans reproche.

Il ne lui laissait qu’un très petit bien. Cet homme, qu’on accusa d’avoir volé des millions, mourut pauvre et avait été toute sa vie désintéressé, austère, stoïque même. Ses qualités, plus encore peut-être que ses défauts, furent la cause de ses malheurs. Après la prise de Pondichéry et la perte de l’Inde, il fallait une victime expiatoire, un bouc émissaire. Tous les ennemis que Lally s’était faits par sa hauteur, son entêtement, son honnêteté, s’ameutèrent contre lui, l’accusèrent de trahison et le poussèrent sur l’échafaud. Cette exécution de Lally fut un assassinat. Il avait fait des fautes, d’immenses même, mais ce n’était pas un traître que ce loyal serviteur, cet héroïque soldat !

On n’avait pas le droit de le condamner. Oui, il avait manqué du sens politique le plus élémentaire ; oui, il s’était montré organisateur incapable, général sans grandes vues, il avait fait preuve d’entêtement, de rancunes, de jalousies, d’emportemens de caractère, de faiblesse et d’illusions ; mais en même temps il avait déployé une solidité de bravoure, d’ardeur, d’amour du bien public qui aurait dû le faire absoudre par des juges plus soucieux d’obéir au devoir que de flatter les passions de la foule. Il avait accumulé fautes sur fautes ; mais ces fautes, elles étaient le résultat même de la ligne de conduite que le ministère lui avait imposée. N’étaient-ce pas les instructions[1] du cabinet qui lui avaient ordonné l’évacuation du Dékan, et, par cela même, la rupture forcée avec Bussy ? N’étaient-ce pas ces instructions qui lui défendaient toute alliance avec les princes du pays, lui prescrivaient de rompre les anciens traités et lui enlevaient ainsi tout moyen de nourrir et de payer ses troupes ? Et pourtant c’était un fait connu qu’il était absolument impossible de faire subsister une armée sans l’aide et le concours des nababs et des rajahs. N’étaient-ce pas ces instructions qui lui représentaient comme grotesque le plan de conquête mis en œuvre par Dupleix et Bussy ? Et ces instructions fatales, le gouvernement ne les rappelait-il pas à l’infortuné général dans une lettre écrite par M. de Boullongne un an et demi après le départ de l’expédition[2] : « Le projet d’avoir de grandes possessions de terre et d’entretenir des troupes auprès du soubab du Dékan n’a jusqu’icy produit d’autre effet que d’enrichir quelques officiers particuliers et d’épuiser la compagnie en hommes, en argent et en munitions de toute espèce… Il est à espérer que Bussy lui-même sent la nécessité de se retirer d’un pays qui ne couve que des trahisons et où

  1. Archives du ministre de la marine.
  2. Arches du ministère de la marine. Fonds des colonies.