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Sa fille n’augura rien de bon de cette démarche, et elle ne se trompait pas. Le bonhomme entendait être maître dans sa maison. A l’automne de 1732, la margrave était réduite à emprunter à ses domestiques et n’avait pas de quoi donner une gouvernante à la fille qu’elle venait de mettre au monde. Elle se décida à exposer sa situation à son beau-père et à lui parler en même temps de son projet de visite à Berlin. Il répliqua froidement qu’il était « très mortifié » de ne pouvoir l’assister, mais « qu’il n’y avait rien de stipulé dans son contrat de mariage pour les frais des voyages qu’elle aurait envie de faire, ni pour l’entretien des filles qu’elle mettrait au monde. »

Elle avait d’autres soucis plus cuisans, causés par son frère Frédéric, soucis qui n’en étaient pas moins sensibles pour n’exister que dans son imagination. Elle le croyait ingrat et oublieux envers elle, et jamais il n’y eut injustice plus criante. Les lettres de Frédéric II à la margrave de Bayreuth sont les témoignages d’une amitié parfaite et inaltérable. Il la froissait parce qu’il était rude et parce qu’elle ne comprit pas qu’en devenant un homme, puis un roi, il quitterait avec elle le ton de la dépendance et de la soumission. Elle s’indignait qu’il ne fût plus sans cesse à ses pieds et qu’il lui refusât quelque chose au nom de ses devoirs de prince. Dans la deuxième partie des Mémoires, elle s’exprime avec irritation sur Frédéric, qui ne lui en voulut pas, heureusement pour tous deux, de ses inégalités. Il savait qu’elles partaient d’un cœur aimant et jaloux, que les meurtrissures avaient rendu trop sensible, et il n’en admirait pas moins l’intelligence supérieure et la grande âme généreuse de celle qui fut pour lui jusqu’à son dernier jour, et sans éclipse, « mon incomparable sœur, ma divine sœur. »

Elle ne devait guère tarder à ouvrir les yeux et à s’accuser elle-même auprès de son frère. En attendant, sa tête se montait. Elle caressait les griefs qu’elle croyait avoir contre chacun et s’estimait la plus malheureuse princesse de l’univers, poursuivie par la fatalité. Frédéric-Guillaume l’acheva en ordonnant à son époux de rejoindre son régiment; on ne laissait pas ainsi un régiment prussien à l’abandon. Il fut contraint d’obéir, partit, et alors la margrave ne se posséda plus. Elle se persuada, selon l’usage de son sexe, tout ce qui pouvait l’encourager à satisfaire sa fantaisie et à se rendre à Berlin: que la reine sa mère mourait d’impatience de la revoir; que le roi, métamorphosé par l’absence, serait le bon père tendre et généreux annoncé par ses lettres ; que tout le monde lui ferait fête et qu’elle serait comblée de présens et d’attentions. La reine lui avait pourtant écrit nettement, en apprenant ses projets : « Que venez-vous faire dans cette galère? Est-il possible que vous puissiez