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pas comme des champignons ; leur rareté même était si grande qu’à peine en trouvait-on trois dans un pays qui pussent lui convenir. Il fallut donc choisir le second parti. J’invitai ce prince à dîner... La table était de quarante couverts et servie de tout ce qu’il y avait de plus exquis. » Le succès fut complet dans. un sens. Le roi et tous les convives sortirent de table ivres-morts ; le seul margrave avait gardé son sang-froid. Frédéric-Guillaume embrassait sa fille, embrassait son gendre. Il envoya chercher des dames de la ville et se mit à danser. A trois heures du matin, il dansait encore, lui, Frédéric-Guillaume Ier !

Ils crurent avoir bataille gagnée. En effet, le roi cessa de se dérober et déclara peu après ses intentions. Il prêtait à son gendre 260,000 écus, remboursables dans des délais fixes. Il donnait en dot à sa chère Wilhelmine une somme de 60,000 écus, plus un service d’argent qu’elle avait déjà (soyons justes; le service venait de lui), plus l’inestimable avantage pour son époux d’être chef d’un régiment prussien à qui il viendrait de Bayreuth faire faire l’exercice. Les mariés demeurèrent consternés. Les revenus de la jeune margrave étaient absorbés d’avance par les dépenses de la communauté, et elle calculait qu’il lui reviendrait, du chef de son mari, 800 écus par an pour son entretien personnel. Ils avaient beau être rompus l’un et l’autre à l’économie, ce n’était pas de quoi tenir une cour, même au prix où étaient les petites cours en ce temps-là. La margrave hasarda quelques plaintes respectueuses. Frédéric-Guillaume, d’un air attendri, se fit apporter le contrat et réduisit la dot de 4,000 écus. Il n’y avait plus qu’à se taire. Ils remirent à faire une dernière tentative au jour de leur départ, fixé au 11 janvier 1732.

L’occasion semblait de tous points excellente. La margrave commençait une grossesse, et Frédéric-Guillaume donnait à ce propos une de ses représentations de sensibilité ; il serait si heureux d’être grand-père! Le discours de sa fille sur son indigence fut apparemment plus qu’il n’en pouvait supporter dans son état d’émotion : « — Il fondait en larmes, ne pouvant me répondre à force de sanglots : il m’expliquait ses pensées par ses embrassemens. » Faisant enfin un grand effort sur lui-même, le roi dit à sa fille d’avoir confiance en lui, de bien compter sur son secours, et tout de suite ajouta : «— Je suis trop affligé pour prendre congé de vous; embrassez votre époux de ma part; je suis si touché que je ne puis le voir. » Là-dessus il tourne les talons et s’en va, toujours «fondant en larmes. » Ce fut tout ce qu’ils en eurent. Frédéric-Guillaume n’était nullement hypocrite en tout ceci. Il s’affligeait avec sincérité de la pauvreté de sa fille, car le malheur de ne pas avoir d’argent touchait profondément son cœur d’avare, et il s’enfuyait de peur d’être