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gros grief contre sa fille Wilhelmine fut de favoriser les goûts « efféminés » de son frère et de le pousser à lire.

Il n’aimait pas plus la prose que les vers. Un livre quelconque lui produisait l’effet du drapeau rouge sur le taureau. C’était l’ennemi : il se jetait dessus et le faisait voler sans examen dans la cheminée. L’éducation de ses fils était menée en conséquence. Pour les filles, il laissait faire la reine, la chose étant sans importance; c’est ainsi que la princesse Wilhelmine devint sans obstacle une femme instruite, sachant les langues et excellente musicienne. Mais les garçons, et surtout le prince royal, ne devaient pas être empoisonnés de littérature, et le roi faisait bonne garde. Frédéric II frissonnait encore, quarante ans après, au souvenir de la scène qui eut lieu dans sa chambre le jour où son père découvrit qu’un maître, un traître, lui enseignait les déclinaisons latines. « Que faites-vous là ? cria le roi. — Papa, je décline mensa, œ. — Ah! coquin, du latin à mon fils ! Ote-toi de mes yeux. » Le maître se sauve et reçoit cependant une volée de coups de canne et de coups de pied. L’élève se cache sous la table, en est tiré par les cheveux, traîné ainsi au milieu de la chambre et souffleté. « Reviens-y, avec ton mensa disait le roi en frappant, voilà comme je t’accommoderai. » Frédéric était alors tout enfant. Il était craintif et apprenait difficilement. Son père l’aurait facilement dégoûté du travail et de la lecture, et réduit à n’être qu’un barbare comme lui, un barbare de génie, mais un barbare, sans la princesse Wilhelmine.

De toutes les variétés de l’amitié, la plus parfaite et la plus exquise est l’amitié entre sœur et frère. Elle naît d’ordinaire dans la jeunesse, à l’âge des affections chevaleresques et des dévoûmens désintéressés. Elle a la liberté qui ne peut jamais exister dans l’amour maternel et filial, jointe à la solidité que créent les liens du sang. La communauté des souvenirs et des impressions d’enfance, le partage des mêmes joies et des mêmes peines au même foyer sombre ou gai, doux ou cruel, lui donnent une ingéniosité incomparable pour deviner et panser les plaies secrètes du cœur. Elle a toutes les délicatesses de l’amitié entre homme et femme, sans être exposée jamais aux mouvemens trop vifs qui viennent rappeler aux plus honnêtes gens qu’un homme est un homme pour une femme et que, réciproquement, un homme regarde toujours une femme comme une femme. Elle est le salut des enfances malheureuses où elle apparaît; sa douceur et sa pureté les garantissent du désespoir et les protègent contre l’influence dépravante du chagrin. La princesse Wilhelmine eut pour Frédéric II une amitié tendre et profonde de sœur aînée. Le tempérament maladif de son frère et ses perpétuels épouvantemens en avaient fait un pauvre