Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/606

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La margrave de Bayreuth naquit au moment où la nation convalescente allait reprendre sa marche vers les hautes destinées dont nous sommes les spectateurs, de façon que ses Mémoires nous montrent à la fois la domination de la brutalité sauvage sous son père, Frédéric-Guillaume Ier, et la préparation latente au règne du grand Frédéric. La princesse y est impitoyable pour le monde où elle a grandi, et l’on sent néanmoins dans ces pages écrites sans art la vérité du mot de Frédéric II sur son père : « c’est par ses soins que j’ai été en état de faire tout ce que j’ai fait. » On ne verra peut-être pas sans intérêt ce qu’était la société dont la margrave a fait avec une franchise sans bornes les honneurs à la postérité, et ce que pouvait être la vie d’une fille de roi au bon vieux temps des royautés, alors que les princes étaient l’objet de l’universelle envie.


I.

Frédéric-Guillaume Ier, deuxième roi de Prusse, eut quatre fils et six filles, sans compter les enfans morts en bas âge, de Sophie-Dorothée, fille de George Ier, roi d’Angleterre et électeur de Hanovre. La princesse Wilhelmine, qui épousa dans la suite le margrave de Bayreuth et fut l’auteur des Mémoires, était l’aînée des enfans qui survécurent. Elle vint au monde à Potsdam, le 3 juillet 1709, et fut très mal reçue, parce qu’on souhaitait un prince. Son enfance fut triste, sa jeunesse malheureuse. Son père était un homme terrible, sa mère une personne effacée, sans défense pour elle et pour les siens.

La reine Sophie-Dorothée était née bonne et généreuse. Mariée à Frédéric-Guillaume, les scènes l’effarèrent, la crainte la rendit tracassière et peu sûre. Elle avait de l’esprit et faisait cent maladresses ; elle était dévouée au plus incommode des maris et passait sa vie à le contrarier ; elle aimait ses enfans, et tout ce qu’elle sut faire pour Frédéric persécuté fut de lui envoyer très régulièrement douze chemises neuves chaque année. Sa grand’mère maternelle était la belle Eléonore d’Olbreuse, par qui la famille royale de Prusse se trouve avoir pour aïeule la fille d’un simple gentilhomme poitevin. Malgré cette tache, la reine concentrait en sa personne toute la hauteur de la maison de Hanovre. Elle en avait la tête tournée et se jetait, par orgueil du sang, dans des entreprises chimériques où elle se noyait. Elle devenait alors vindicative, car le même orgueil du sang ne lui permettait pas de pardonner à qui l’avait offensée. Un mot de son époux la faisait rentrer sous terre, et elle se vengeait en querellant les autres à son tour. Heureuse, elle se serait épanouie et n’aurait eu que des vertus. Opprimée et