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faits ne laissent rien subsister. Tout au contraire, la diffusion de la richesse et la facilité plus grande des relations, que l’on range au nombre des bienfaits de la civilisation, constituent un danger pour la moralité publique, puisque c’est dans les régions les plus riches et les plus peuplées, dans les grandes villes et à Paris en particulier, que la criminalité est le plus intense. Si l’on ne revenait de cette erreur, on perdrait de plus en plus de vue, ainsi qu’on est déjà disposé à le faire, la nécessité de combattre ce danger inhérent à la civilisation par tous les moyens, ou plutôt par le seul moyen qui soit au pouvoir de la société, c’est-à-dire par l’éducation morale, qu’il ne faut pas confondre avec l’instruction. Sur ce point, j’ai du moins la satisfaction de me trouver d’accord avec le docteur Létourneau, qui proclame, lui aussi, la nécessité de « doubler l’éducation intellectuelle par l’éducation morale. » Peut-être, s’il s’agissait de déterminer la base de cette éducation morale, aurions-nous plus de peine à nous entendre. Mais si ces études arides ne faisaient que fournir un argument de plus en faveur de l’éducation morale, elles ne seraient pas dépourvues de toute utilité.

La seconde conclusion à laquelle je veux arriver, c’est que, la misère demeurant, comme nous l’avons vu pour une grande part, la cause principale de la criminalité, il y a lieu de tenir compte, dans la façon dont on se comporte avec les criminels, de cette circonstance assurément très atténuante. C’est pure déclamation de dire qu’il faut traiter le criminel comme un malade, car ce n’est pas un malade. Mais ce n’est pas déclamation de dire qu’il doit encore être traité comme un semblable, car rien ne doit rejeter définitivement un être humain en dehors de la grande fraternité humaine. Il ne faut surtout pas, sous l’influence de je ne sais quel nouveau fatalisme physiologique, se laisser entraîner à croire qu’il soit un être tellement différent de nous, tellement anormal, tellement monstrueux, que, sous la croûte épaisse de sa dépravation, rien d’humain et de sensible ne vibre plus. Qu’on me permette ici une mince anecdote qui éclairera ce que je veux dire. Je sais un jeune avocat qui, au début d’une courte carrière au barreau, eut à défendre d’office devant la cour d’assises de la Seine un voleur de profession. Son client était un des plus tristes produits de l’éducation des rues de Paris. Enfant naturel, vagabond dès son plus jeune âge, il avait commencé par des petits larcins ; de là, il s’était élevé au vol simple, puis au vol avec escalade et effraction. S’il n’avait pas tué, c’est peut-être que l’occasion lui avait manqué. Il avait déjà subi plusieurs condamnations, et celle dont il était menacé entraînait pour lui la transportation à la Nouvelle-Calédonie, qu’il redoutait fort, car il aimait Paris. Notre avocat, qui en était à sa première cause, y apporta