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la civilisation complètement innocente de l’accroissement du nombre des crimes et des délits qui ont pour mobile la cupidité.

En revanche, on pourrait espérer que la conséquence de cet accroissement de la richesse publique sera de diminuer tout au moins le nombre des infractions qui ont les besoins pour cause directe ou indirecte. Il semble, en effet, que plus la richesse augmente, plus les besoins trouvent facilement satisfaction, et moindre doit être la tentation de les apaiser par des moyens illicites. Malheureusement, cette diffusion du bien-être s’opère d’une façon très lente et surtout très inégale : les premiers appelés et les plus largement favorisés dans cette distribution des nouvelles richesses sont précisément ceux qui pourraient s’en passer, et le spectacle auquel on assiste fait penser à cette parole de l’Évangile : Il sera donné à celui qui a. Ce serait cependant pousser trop loin le pessimisme (car l’économie politique a aussi ses pessimistes) que d’ériger en axiome économique la seconde partie de cette parole : quant à celui qui n’a rien, il lui sera ôté même ce qu’il a, et d’adhérer à la célèbre formule : les riches deviennent chaque jour plus riches et les pauvres chaque jour plus pauvres. Dans une série d’études antérieures[1], je crois avoir montré que cet axiome n’était pas fondé, et que les plus pauvres, dans une très faible et insuffisante mesure, il est vrai, participaient à l’amélioration générale de la condition sociale. Mais, comme la misère est après tout aussi bien un état de l’âme qu’une privation du corps, on peut se demander si cette inégalité dans la répartition des richesses n’exaspère pas chez ceux qui en sont les victimes le sentiment de la dureté de leur condition, et ne contribue pas dans une certaine mesure à les pousser vers la criminalité. Il faudrait pénétrer dans la profondeur des consciences et dans le secret des existences pour dire avec exactitude quels sont les véritables mobiles de certains méfaits qu’on peut attribuer aussi bien aux vices ou aux besoins. Certes, je ne prétends pas que les 44,000 voleurs qui ont comparu, en 1884, devant la justice aient tous agi sous l’impulsion de la faim, ni que les 10,000 mendians, les 16,000 vagabonds fussent tous victimes de la mauvaise fortune. C’est au contraire le plus petit nombre. Mais ce qu’il faut se demander, si l’on veut arriver à une appréciation équitable, c’est combien d’entre eux se seraient laissé entraîner aux mêmes méfaits s’ils étaient nés et s’ils avaient été élevés dans l’aisance. Peut-être pas un sur cent. La même question peut être posée à propos d’un grand nombre d’autres infractions qui grossissent sensiblement les chiffres de la statistique criminelle :

  1. Voir la Vie el les Salaires à Paris et le Combat contre la misère.