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que M. Alphonse Bertillon, le fils du docteur Bertillon auquel on doit tant d’intéressans travaux démographiques, eut l’idée de remplacer la photographie par l’anthropométrie, c’est-à-dire, pour parler d’une façon moins hellénique, par le mesurage de l’homme.

Partant de cette idée que certaines particularités de la conformation physique de l’homme et, en particulier, de son ossature, ne changent jamais, il mesure avec soin, chez tout individu qui lui est amené et à l’aide d’instrumens très précis, la taille, la longueur des bras en croix, la longueur et la largeur du crâne, celles du pied, la longueur du doigt médius, et relève encore différentes indications, entre autres la couleur de l’œil. Il inscrit ces notes sur une fiche à laquelle est jointe la photographie de l’individu. Un système de classement très ingénieux, tiré des mesures elles-mêmes et de leurs relations entre elles, permet de créer des divisions multiples entre lesquelles ces fiches sont réparties, de façon que chaque division ne comprenne jamais qu’un nombre limité de fiches. Qu’un individu arrêté soit soupçonné d’avoir changé de nom et d’avoir subi autrefois une condamnation, il sera amené au service anthropométrique que M. Bertillon a installé au dépôt de la préfecture de police; là, il sera mesuré de nouveau, et rien ne sera plus facile que de rechercher en quelques minutes s’il existe dans les casiers une fiche antérieure, portant des mesures semblables, à laquelle aura été jointe la photographie. Je n’ai pas vu seulement fonctionner ce système, je l’ai fait fonctionner moi-même, et j’ai pu m’assurer de sa parfaite simplicité. Il s’agissait d’un individu arrêté pour vol qui niait sa culpabilité et toute condamnation antérieure, mais chez lequel la sagacité du magistrat instructeur avait relevé une habileté et un savoir-faire difficilement compatibles avec tant d’innocence. Il fut mesuré avec soin devant moi ; on me remit la fiche portant ses mesures, et, avec un peu d’aide, il est vrai, je parvins à retrouver une fiche antérieure qui révélait en lui un malfaiteur habituel déjà plusieurs fois condamné pour délits de cette nature. Le dirai-je, cependant? Tout en opérant, je me sentais un peu honteux de mon rôle, et je ne pouvais m’empêcher de regarder le pauvre diable, qui suait d’angoisse, du même œil dont on regarderait dans une forêt une bête fauve prise au piège par un garde. On reconnaît la légitimité du piège et on donne raison au garde, mais on plaint la bête, et, si elle s’échappait du piège, on n’en serait pas trop fâché. Ces considérations sentimentales ne sont point pour arrêter la justice, qui tire grand parti de ce nouveau service dû à l’ingéniosité de M. Bertillon. Grâce à lui, 40,562 fiches sont déjà constituées et 1,158 identités ont pu être reconnues. Toutefois, c’est à un point de vue différent que la création de ce service m’a paru intéressante. Puisque les théories du professeur Lombroso