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à perpétuité ce qu’il est déjà, je veux dire une monture, et une monture surmenée. Car, dans cette expédition de Russie, au lieu d’un désastre effroyable, supposez un succès éclatant, une victoire à Smolensk égale à celle de Friedland, un traité à Moscou plus avantageux que celui de Tilsitt, le tsar soumis, et suivez les conséquences : probablement le tsar étranglé ou détrôné, une insurrection patriotique en Russie comme en Espagne, deux guerres permanentes aux deux extrémités du continent contre le fanatisme religieux, plus irréconciliable que les intérêts positifs, et contre la barbarie éparse, plus indomptable que la civilisation unitaire; au mieux, un empire européen sourdement miné par une résistance européenne, une France extérieure superposée de force au continent asservi[1], des résidons et commandans français à Saint-Pétersbourg et Riga comme à Dantzig, Hambourg, Amsterdam, Lisbonne, Barcelone et Trieste; tous les Français valides employés, de Cadix à Moscou, pour maintenir et administrer la conquête; tous les adolescens valides saisis chaque année par la conscription, et, s’ils ont échappé à la conscription, ressaisis par des décrets[2], toute la population mâle appliquée à des œuvres de contrainte; nulle autre perspective pour un homme inculte ou cultivé, nulle autre carrière, militaire ou civile, qu’une faction prolongée, menacée et menaçante, en qualité de soldat, douanier ou gendarme, en qualité de préfet, sous-préfet ou commissaire de police, c’est-à-dire en qualité de sbire et tyranneau subalterne, pour

  1. Correspondance de Napoléon, I, XXII, 119. (Note de Napoléon, avril 1811) : «Il y aura toujours à Hambourg, Brème et Lubeck 8 à 10,000 Français, soit employés, soit gendarmerie, douanes et dépôts. »
  2. Mémoires inédits, par M. X..., III, 571 et suivantes : « Dans cette année 1813, du 11 janvier au 7 octobre, 840,000 hommes avaient déjà été exigés de la France impériale et il avait fallu les livrer. » — Autres décrets en décembre mettant à la disposition du gouvernement 300,000 conscrits sur les années 1806 à 1814 inclusivement. — Autre décret en novembre pour organiser en cohortes 140,000 hommes de la garde nationale, destinés à la défense des places fortes. — En tout, 1,300,000 hommes appelés en un an. « Jamais on n’a demandé à aucune nation de se laisser ainsi volontairement conduire en masse à la boucherie. » — Ibid., III, 489. Sénatus-consulte et arrêté du conseil pour lever 10,000 jeunes gens exempts ou rachetés de la conscription, au choix arbitraire des préfets, dans les classes les plus élevées de la société. L’objet visible de la mesure « était de lever des otages dans toutes les familles dont la fidélité pouvait être douteuse. Nulle mesure plus que celle-là n’a fait des ennemis plus irréconciliables à Napoléon. » — Cf., de Ségur, II, 34. (Il fut chargé d’organiser et de commander une division de ces jeunes gens.) Plusieurs étaient des fils de Vendéens ou de conventionnels, quelques-uns arrachés à leur femme le lendemain de leur mariage, ou au chevet d’une femme en couches, d’un père agonisant, d’un fils malade; « il y en avait de si faible complexion qu’ils semblaient mourans. » — La moitié périt dans la campagne de 1814. — Correspondance, lettre au ministre de la guerre, Clarke, 23 octobre 1813 (au sujet des nouvelles levées). « Je compte sur 100,000 conscrits réfractaires. »