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que la première, l’inévitable conséquence de la disparition de Napoléon, du maître en qui seul toute la force est concentrée, serait une révolution. » Chez lui, en France, à cette même date, ses propres serviteurs commencent à comprendre, non-seulement que son empire est viager et ne subsistera pas après sa mort, mais que ce empire est éphémère et durera moins que sa vie : car il exhausse incessamment son édifice, et, tout ce que sa bâtisse gagne en hauteur, elle le perd en solidité. « l’empereur est fou, dit Decrès[1] à Marmont, complètement fou; il nous culbutera tous tant que nous sommes, et tout cela finira par une épouvantable catastrophe. » Effectivement, il pousse la France aux abîmes, de force et en la trompant, en sachant qu’il la trompe, par un abus de confiance qui va croissant, à mesure que, par sa volonté et par sa faute, d’année en année, entre ses intérêts tels qu’il les comprend et l’intérêt public, le désaccord devient plus grand.

Au traité de Lunéville et avant la rupture de la paix d’Amiens[2], ce désaccord était déjà marqué. Il devient manifeste au traité de Presbourg, et plus évident encore au traité de Tilsitt. Il est flagrant en 1808, après la dépossession des Bourbons d’Espagne; il est scandaleux et monstrueux en 1812, au moment de la guerre de Russie. Cette guerre, Napoléon lui-même reconnaît qu’elle est contre l’intérêt de la France[3], et il la fait. Plus tard, à Sainte-Hélène, il s’attendrira, en paroles, sur « ce peuple français qu’il a tant aimé[4]. » La vérité est qu’il l’aime comme un cavalier aime son cheval ; quand il le dresse, quand il le pare et le pomponne, quand il le flatte et l’excite, ce n’est pas pour le servir, mais pour se servir de lui en qualité d’animal utile, pour l’employer jusqu’à l’épuiser, pour le pousser en avant, à travers des fossés de plus en plus larges et par-dessus des barrières de plus en plus hautes : encore ce fossé, encore cette barrière; après l’obstacle qui semble le dernier, il y en aura d’autres, et, dans tous les cas, le cheval restera forcément

  1. Marmont, Mémoires, III, 337. (Au retour de Wagram.)
  2. Sur ce désaccord initial, cf. Armand Lefèvre, Histoire des Cabinets de l’Europe, 4 vol.
  3. Correspondance de Napoléon Ier. (Lettre au roi de Wurtemberg, 2 avril 1811.)
  4. Testament du 25 avril 1821 : « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé. »