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y avait pour eux une chose réelle, solide et d’importance supérieure, à savoir l’état, le corps social, le vaste organisme qui dure indéfiniment par la série continue des générations solidaires. Quand ils saignaient la génération présente, c’était au profit des générations futures, pour les préserver de la guerre civile ou de la domination étrangère[1]. Le plus souvent ils agissaient en bons chirurgiens, sinon par vertu, du moins par sentiment dynastique et par tradition de famille ; ayant exercé de père en fils, ils avaient acquis la conscience professionnelle ; pour objet premier et dernier, ils se proposaient le saint et la santé de leur patient. c’est pourquoi ils ne prodiguaient pas les opérations démesurées, sanglantes et trop risquées : rarement ils se laissaient induire en tentation par l’envie d’étaler leur savoir-faire, par le besoin d’étonner et d’éblouir le public, par la nouveauté, le tranchant, l’efficacité de leurs bistouris et de leurs scies. Ils se sentaient chargés d’une vie plus longue et plus grande que leur propre vie ; ils regardaient au-delà d’eux-mêmes, aussi loin que leur vue pouvait porter, et ils pourvoyaient à ce que l’état, après eux, pût se passer d’eux, subsister intact, demeurer indépendant, robuste et respecté, à travers les vicissitudes du conflit européen et les chances indéterminées de l’histoire future. Voilà ce que, sous l’ancien régime, on nommait la raison d’état; pendant huit cents ans, elle avait prévalu dans le conseil des princes; avec des défaillances inévitables et après des déviations temporaires, elle y devenait ou elle y restait le motif prépondérant. Sans doute elle y excusait ou autorisait bien des manques de foi, bien des attentats, et, pour trancher le mot, bien des crimes; mais, dans l’ordre politique, surtout dans la conduite des affaires extérieures, elle fournissait le principe dirigeant, et ce principe était salutaire. Sous son ascendant continu, trente souverains avaient travaillé, et c’est ainsi que, province à province, solidement, à perpétuité, par des manœuvres interdites aux particuliers, mais permises aux hommes d’état, ils avaient construit la France.

Or, chez leur successeur improvisé, ce principe manque ; sur le trône, comme dans les camps, général, consul ou empereur, il reste officier de fortune et ne songe qu’à son avancement. Par une lacune énorme d’éducation, de conscience et de cœur, au lieu de subordonner sa personne à l’état, il subordonne l’état à sa personne; au-delà de sa courte vie physique, ses yeux ne s’attachent pas sur la nation qui lui survivra; partant il sacrifie l’avenir au présent, et son œuvre ne peut pas être durable. Après lui, le déluge :

  1. Paroles de Richelieu au lit de mort : « Voici mon juge, dit-il en montrant l’hostie, mon juge qui prononcera bientôt ma sentence. Je le prie de me condamner, si, dans mon ministère, je me suis proposé autre chose que le bien de la religion et de l’état. »